On pouvait concevoir que pour servir ses intérêts, Amazon passe outre la déontologie essentielle qui consiste à citer correctement un auteur, quand on veut se servir de l'argument d'autorité. George Orwell en a fait les frais dernièrement, « comportement éminemment contestable », souligne Bertrand Legendre, professeur à Paris 13 - Villetaneuse, spécialiste des politiques éditoriales. Ce qui n'empêche pas le romancier de voir clair, estime-t-il, quant à la réalité de la consommation culturelle. Entretien.
Le 13/08/2014 à 15:01 par Nicolas Gary
Publié le :
13/08/2014 à 15:01
Portrait de Julian Assange, à l'origine de WIkileaks
"En ces temps de tromperie universelle, dire la vérité devient un acte révolutionnaire."
Newtown graffiti, CC BY 2.0
« Personne ne lit plus sous prétexte que les livres sont moins chers. Le public est victime d'une saturation des sollicitations et dépendant d'un temps disponible, et accordé, qui n'est pas extensible », estime l'enseignant. « La raréfaction des ressources temporelles découle d'un ensemble de sollicitations, d'offres culturelles et de loisirs, qui sont toutes en relation. » Ainsi, qu'Orwell affirme que le livre moins cher n'entraînera pas une plus grande consommation de livres « est un raisonnement qui tient solidement la route ».
Cependant, si le temps manque, ou qu'il ne peut être pris, c'est aussi que l'on assiste « à un recul de la valeur symbolique de l'acte de lire. On constate que les jeunes parlent assez peu de leurs lectures, alors qu'ils semblent échanger bien plus sur les jeux vidéo, le sport ou le cinéma ». Peut-être faudra-t-il envisager de valoriser ce geste simple, sans pour autant oublier qu'il ne date pas d'hier : « Valery l'évoquait déjà. Le déclin des pratiques de sociabilité autour du livre, c'est un phénomène que l'on observe depuis des dizaines d'années... »
"Quand, en 1958, Nimier écrit que ‘Les Français veulent tout savoir' [...], il fait ainsi appel au lectorat dans une démarche qui n'est pas sans rapport avec celle d'Amazon aujourd'hui"
Tout cela, parce que l'histoire a une vilaine tendance, pas à se répéter, mais à présenter des similitudes que l'on confond avec des ressemblances. Ainsi, ce rapprochement effectué entre livre de poche et livre numérique, et leur tarification, est un discours que l'on trouvait déjà dans les années cinquante. Roger Nimier, à qui fut confié le lancement de la série de classiques au Livre de Poche, en 1958, signe alors un document de promotion de sa politique éditoriale qui consistait à mettre les grandes œuvres à la disposition du grand public.
Cette Série Classique introduisait une rupture avec les premiers titres publiés, qui provenaient pour une large part du catalogue d'auteurs contemporains de Gallimard. « En 1953, Le Livre de Poche incarne une certaine modernité, en publiant des auteurs contemporains légitimés par un fort succès en grand format. Quand, en 1958, Nimier écrit que ‘Les Français veulent tout savoir' et attaque le système éducatif qui procède à des sélections d'œuvres et d'extraits, il fait ainsi appel au lectorat dans une démarche qui n'est pas sans rapport avec celle d'Amazon aujourd'hui. C'était bien sûr assez démagogique de sa part », constate Bertrand Legendre.
Surtout que la question économique ne pouvait pas tout régler : la force de l'éditeur, à cette époque, c'étaient les Messageries Hachette, près de 25.000 points de diffusion où l'on retrouvait les ouvrages de poche. « C'est une ironie de l'histoire de constater que les arguments déployés par Hachette pour vanter les mérites de sa nouvelle marque, Le Livre de Poche, sont à présent repris à l'encontre de l'éditeur par Amazon. »
"C'est une ironie de l'histoire de constater que les arguments déployés par Hachette pour vanter les mérites de sa nouvelle marque, Le Livre de Poche, sont à présent repris à l'encontre de l'éditeur par Amazon."
La position d'Amazon aujourd'hui manifeste à très grande échelle un phénomène bien connu « qui est la capacité de la distribution d'imposer sa loi. Là encore, ce n'est pas nouveau, et toute l'histoire de l'industrialisation de la culture en donne des exemples. Le numérique et la puissance des acteurs comme Amazon brouille cependant les cartes en leur permettant de tenir un discours et de laisser place aux petits auteurs et petits éditeurs qui pensent ainsi être pris en compte et pouvoir accéder à un marché potentiel. »
Un distributeur qui intervenait dans la ligne éditoriale, cela n'avait rien d'insolite, « quoique ce fut plus mesuré en France qu'ailleurs », insiste Bertrand Legendre. « Après la loi de 81 [sur le prix unique du livre, NdR], Fnac, Auchan et Leclerc ont tenu un discours similaire à celui d'Amazon aujourd'hui. Les commerçants en bout de chaîne déploraient de ne pouvoir fixer des prix aussi bas que possible. » Après avoir fait de la lutte contre le prix unique un élément de promotion de leurs enseignes, ils ont fini par se soumettre à la loi sans rechigner sur le chiffre d'affaires et encore moins sur la marge que leur pouvoir de négociation leur octroie.
Reste que si l'éditeur Hachette, en 53, puis en 58, généralisait un discours progressiste sur le prix des livres, la différence majeure, qui coupe court à toute similitude, c'est le format propriétaire qu'impose Amazon. « Le Kindle, dont on raconte qu'il est vendu à prix coûtant ou à perte, c'est avant tout un appareil servant d'appel aux contenus. L'alimentation de ces machines se fait par des oeuvres que l'on peut lire sur le support - lecteur ebook ou tablette. Amazon se désintéresse de la nature des créations, sauf quand il y a matière à censurer. » Difficile d'y voir un rapprochement, même audacieux, avec le livre de poche.
Après la rupture entre Gallimard, qui fournissait les auteurs, et Hachette, dans les années 60-70, "il fallait alimenter la machine" à livres de poche.
Par ailleurs, en 1936, la qualité éditoriale des ouvrages poche chez Penguin « était tout à fait respectable », rappelle Bertand Legendre. « La question qualitative, puisque l'on parle d'ouvrages dégradés dans le poche, ne s'est pas non plus posée immédiatement chez Hachette. »
Lors de la rupture avec Gallimard, les choses se sont gâtées : au cours des années 70, le groupe monte sa filiale poche, Folio, et sa structure de distribution. « Hachette perd près de 500 titres dans une courte période ; s'instaure alors une stratégie de compensation bien visible. » Apparaissent en effet des recueils de mots croisés, qui n'ont plus rien à voir avec la politique éditoriale des années 60-70. « Il fallait alimenter la machine... »
L'offre illimitée fonctionnant par abonnement « répond d'ailleurs à la même logique discursive : offrir le plus large choix aux lecteurs. Mais les modes d'exposition de cette offre ne sont pas neutres et les lecteurs sont bien évidemment l'objet de stratégies de recommandation qui, à la fois reproduisent largement le système des best-sellers et laissent dans l'ombre, fut-elle numérique, la grande masse des titres qui échappent à ce système. »
En envisageant une commercialisation d'ouvrages à bas prix, historiquement, personne ne considérait que le lecteur opérait ses propres choix. « Il faudrait qu'il soit presque détaché de tout ! » Or, par principe, des opérateurs susceptibles de motiver les achats, d'opérer des recommandations, ont toujours été à l'oeuvre. « L'offre illimitée, de fait, se retrouve contrainte par la nécessité, pour tout acheteur, de sélectionner. »
Ira Gelb, CC BY ND 2.0
Mesurer le poche et l'ebook ne peut s'opérer que par le prisme économique. "Toute comparaison se heurte au format propriétaire, et au fait qu'Amazon est distributeur d'une foule de choses en dehors du livre"
Ainsi, mesurer l'ebook à l'aune du poche n'a de pertinence qu'à la condition de se borner au point de vue économique. « Mais toute comparaison se heurte au format propriétaire, et au fait qu'Amazon est distributeur d'une foule de choses en dehors du livre. » Surtout que, les économistes le savent, « les produits peu chers ont toujours cette connotation peu qualitative ».
Cette théorie, formulée en 1899 a pour nom effet Veblen, ou effet de snobisme. Elle touche d'ordinaire aux produits de luxe, ou qui du moins apportent une distinction sociale. Dès lors que les consommateurs assistent à une baisse de prix de ces biens, alors ces derniers perdent toute leur attractivité chez les potentiels clients. Et a pour corollaire d'attirer l'attention des acheteurs, dès lors qu'un produit prend de la valeur. Cela s'observe avec les collections de poche, « dont les ouvrages les plus chers ne s'éloignent guère des prix de grands formats ».
« Chaque fois qu'une collection se développe, dans l'univers du poche, on commence avec des prix bas, d'entrée de gamme. Puis l'on assiste toujours à une diversification de l'offre, avec différents niveaux de prix. Ainsi, la fourchette tarifaire, pour le plus cher des poches, fait qu'il n'est pas très éloigné du grand format. Et puis, en termes techniques, façonnage, couverture, papier et mise en page, sont aujourd'hui bien plus qualitatifs qu'aux débuts du poche. »
Et de conclure : « Le public a besoin de choses qui ne soient pas minimalistes. Le vent qui souffle de l'autopublication apporte peut-être une nouveauté, mais cela reste à la marge. Le poche n'a pas eu pour vocation de servir de tremplin à des auteurs inconnus, ni de les faire accéder au marché du livre. » Probablement explique-t-on mieux l'essor de l'autopublication sur le territoire américain : l'accès y est plus complexe qu'en France pour qui n'a pas d'agent. « Notre système éditorial, et plus largement, notre chaîne du livre, par le rôle que jouent les librairies et les bibliothèques, sont plus réceptifs à la diversité. »
Commenter cet article