Le suicide d'un agent de la Bibliothèque nationale de France, le 3 août dernier, a eu lieu sur son lieu de travail, dans le jardin de l'établissement. Un choix qui rappelle la dangerosité du lieu, scène de plusieurs drames ces dernières années. Il révèle aussi de nombreuses problématiques relatives à la médecine de prévention dans l'établissement public. Et pose des questions quant au suivi des agents.
Ce lundi 10 août, suite à un préavis de grève déposé par le syndicat SUD de la BnF et soutenu par la FSU, une partie des personnels de l'établissement public a débrayé, une semaine après le suicide de leur collègue, le 3 août dernier. « Il était important d'avoir une action à une semaine de sa disparition, ce suicide a ajouté une douleur dans un contexte d'épuisement. Cette grève est aussi un signe de colère, car la direction n'a pas répondu à nos courriers d'avertissement, ou n'y a pas donné de suite favorable », souligne la section SUD Culture-BnF auprès d’ActuaLitté.
Les risques liés au jardin de la BnF, situé en contrebas de l'esplanade François-Mitterrand, étaient en effet connus de tous : le lieu a été la scène de plusieurs suicides ou accidents ces dernières années, avec des conséquences dramatiques. À chaque tragique événement, les syndicats de l'établissement appelaient à la sécurisation du site, seulement protégé par des barricades horizontales peu dissuasives, comme le montre la photographie ci-dessus.
La direction de l'établissement rappelle la mise en place d'une signalétique spécifique en début d'année 2020, mais aussi l'installation imminente d'alarmes volumétriques, « qui préviennent les agents de sécurité et ont aussi un effet dissuasif ». Retardée par l'épidémie du coronavirus, la phase de test de cette solution a commencé en juillet.
Mais la principale mesure attendue par le personnel reste un dispositif de sécurité qui cernerait le jardin et empêcherait physiquement les chutes, volontaires ou non. Une étude de faisabilité pour un tel aménagement est en cours : un rendez-vous avec Dominique Perrault, l'architecte de la BnF, est prévu au début du mois de septembre, nous explique la direction.
Une autre étude de faisabilité avait été faite en 2017, par une société spécialisée, mais n'avait pas abouti : « La problématique portait sur l'efficacité de la proposition architecturale », indique l'établissement, tout en reconnaissant une autre contrainte, financière cette fois. 3 millions € auraient été nécessaires, selon nos informations, un budget que le ministère de la Culture n'aurait pas accordé à l'époque. Contactée après l'événement du 3 août dernier, la rue de Valois avait indiqué « souscrire » à la sécurisation du site, sans pour autant s'engager financièrement.
En attendant les résultats de cette nouvelle étude de faisabilité, Denis Bruckmann, directeur général de la BnF, a demandé des mesures conservatoires, à savoir l'installation de barrières mobiles pour sécuriser le site sans accord nécessaire de l'architecte. « On ne toucherait pas à la structure de l'établissement », nous indique-t-on, évitant ainsi l'aval de l'architecte Dominique Perrault, réputé très réticent à toute modification de son œuvre selon nos interlocuteurs. Nous avons tenté de joindre l'agence Dominique Perrault Architecture, sans succès.
L'intersyndicale de la Bibliothèque nationale de France dénonce aussi, au-delà de l'absence de sécurisation du site, le « manque de suivi » des agents par la médecine de prévention de l'établissement, dans un « état sinistré » selon la section SUD-Culture, en « sous-effectif » d'après la CGT-BnF.
Les obligations des établissements publics en matière de médecine du travail sont très faibles, légalement : par exemple, le nombre de professionnels présents en fonction de l'effectif d'agents reste très vague, ce qui n'est bien sûr pas sans conséquence sur le suivi médical.
La Bibliothèque nationale de France, qui dispose de son propre service de médecine de prévention, prévoit « normalement » la présence de deux médecins à temps plein, de 3 infirmiers ou infirmières, d'un ou une secrétaire médicale et d'un ou une psychologue. Un objectif loin d'être rempli : ces derniers mois, la BnF ne comptait ainsi qu'un médecin, deux infirmiers et une psychologue, équipe complétée par des interventions de vacataires. Pour 2300 agents et plusieurs sites, à Paris et Sablé-sur-Sarthe, ce qui semble bien insuffisant pour les syndicats de personnel.
« Nous avons un problème de recrutement sur la médecine de prévention », reconnait-on en interne. « Nous maintenons la présence médicale avec des vacataires, mais ce qui est difficile, c'est de socler de façon pérenne les postes. » En effet : entre début 2019 et ce mois d'août 2020, trois médecins se sont succédé à la BnF, accompagnés par les vacataires.
Cette très importante rotation au sein du service pose la question de la qualité du suivi des agents : « La secrétaire médicale, présente depuis un moment, doit assurer le suivi auprès des médecins, et l'on constate que les agents ne fréquentent parfois plus la médecine de prévention, car il faut sans cesse réexpliquer sa situation », nous indique la section SUD-Culture de la BnF.
Par ailleurs, selon nos informations, le logiciel normalement utilisé par les médecins pour assurer le suivi et la transmission des informations médicales serait défaillant, forçant les professionnels à utiliser des tableurs Excel et des dossiers imprimés. De quoi soulever par là même des interrogations en matière de protection des données.
Pour faciliter le suivi médical des agents, les établissements publics comptent des assistants de prévention : « Chaque département en a, ce sont des agents de la BnF qui sont déchargés d'une journée par semaine pour cette mission. Mais il est difficile de savoir s'ils sont vraiment entendus, puisqu'ils rendent compte à une conseillère de prévention, elle-même placée sous l'autorité du directeur général. Pour nous, cela pose des questions quant à la liberté d'action », souligne encore le syndicat SUD-Culture.
La direction de la BnF assure que l'établissement recherche depuis 6 mois deux médecins à temps plein, sans succès. Des entretiens doivent avoir lieu prochainement en vue d'un recrutement et d'une présence « principalement sur le site de Tolbiac, qui compte le plus d'agents, mais aussi à Richelieu, qui dispose de locaux médicaux, et sur l'ensemble des sites de la BnF, à travers la prise de rendez-vous ».
Le suicide de l'agent de la BnF, le 3 août dernier, a donné lieu à une enquête de police, toujours en cours, qui examine les circonstances du drame, et notamment les écrits laissés par la victime. Un comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) exceptionnel, le 7 août dernier, a formalisé la mise en place d’une commission d’enquête administrative paritaire pour éclaircir la situation, parallèlement à l’enquête de police.
Les résultats permettront d'en savoir plus sur les motivations de la victime, mais les points liés à la médecine du travail à la BnF devront évidemment être pris en compte. En effet, l'agent avait bien pris contact avec la médecine du travail de l'établissement, nous confirme sa famille, lors des premières semaines de l'épidémie de coronavirus. Considéré comme une personne à risque, il avait demandé un arrêt de travail, mais le médecin du travail n'est pas habilité à en délivrer, même dans le contexte du coronavirus, dans la fonction publique. Il s'est alors tourné vers son médecin traitant, qui le lui a accordé.
En arrêt avant le mois de mars, l'agent vivait seul, et la famille déplore « un suivi médical et de la BnF qui a été clairement insuffisant ». Toujours d'après les proches de la victime, « personne ne l'a appelé, personne ne s'est inquiété, alors que la BnF savait que son arrêt de travail était renouvelé depuis mars ». Malgré l'absence d'envoi d'un arrêt de travail pour le début du mois d'août, l'employeur ne serait pas revenu vers l'agent, selon sa famille.
Interrogée, la BnF confirme que l'agent était en arrêt de travail jusqu'à la fin mars, avant d'être placé en autorisation spéciale d'absence (ASA), considéré comme une personne à risque vis-à-vis du coronavirus. Fin juin, l'agent aurait eu recours à un arrêt maladie. « A priori, c'est certain qu'il a été contacté pendant la période, mais cela peut aller de l'échange de SMS au rendez-vous téléphonique ou en visio », nous précise-t-on. « L'idée était de garder un lien avec les gens fragiles ou isolés. » Selon la BnF, les contacts ont même été suivis : des messages auraient été échangés au minimum une fois par semaine entre fin mars et fin juin.
La Bibliothèque nationale de France avait mis en place un système, pendant le confinement, pour maintenir des contacts entre les agents et leur hiérarchie, à travers des appels ou des messages. Une action prolongée après le déconfinement, pour les agents fragiles ou vivant avec des personnes fragiles : les chefs de service étaient chargés d'entretenir ce lien, et d'alerter les directeurs des ressources humaines en cas de difficultés pour joindre un agent.
Après le suicide de leur collègue, les organisations syndicales ont dénoncé « une prévention des risques qui n'est pas prise au sérieux par la Bibliothèque nationale de France, avec un manque flagrant de réalisations concrètes ». Les regards se tournent bien sûr vers son autorité de tutelle, le ministère de la Culture. Roselyne Bachelot-Narquin, récemment arrivée rue de Valois, hérite d'un dossier brûlant, certains membres du personnel n'hésitant pas à comparer la situation à celle de France Télécom, groupe tristement célèbre pour une gestion qualifiée de catastrophique, aux conséquences dramatiques, de son personnel.
Le ministère de la Culture ne semble pour l'instant pas suivre la situation avec attention : outre l'absence d'engagement sur le budget mis en œuvre pour sécuriser le site, il a fait preuve d'une indélicatesse certaine. La ministre de la Culture avait en effet indiqué qu'elle manifesterait son soutien « plus personnellement à la famille de l'agent » : une semaine après cette déclaration, le silence de la rue de Valois vient s'ajouter à la peine, pour les proches de la victime.
Quelques corrections ont été apportées à l'article, concernant la possibilité de la médecine du travail de délivrer des arrêts de travail et les contacts entre la BnF et l'agent qui a mis fin à ses jours le 3 août dernier.
Le ministère de la Culture nous indique avoir fait parvenir un courrier à la famille du défunt, envoyé il y a plus d'une semaine.
Photographie : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
4 Commentaires
rez
11/08/2020 à 16:04
foutage de gueule: allez vers la page de recrutement de la BnF et retrouvez, noir sur blanc, qu'ils n'embauchent sur CDD jusqu'à 6 ans! sans compter que l'énorme majorité de CDDs publiés ont une durée moyenne de quelques mois.
Dingue
12/08/2020 à 07:51
« Un objectif loin d'être rempli : ces derniers mois, la BnF ne comptait ainsi qu'un médecin, deux infirmiers et une psychologue, équipe complétée par des interventions de vacataires. Pour 2300 agents et plusieurs sites, à Paris et Sablé-sur-Sarthe, ce qui semble bien insuffisant pour les syndicats de personnel. »
Ça doit bien faire le triple de ce qu'on peut trouver dans le privé... Un médecin du travail gère le triple de « patients ».
Tybalt
20/08/2020 à 20:45
@Dingue : la situation est donc catastrophique dans le public et encore plus catastrophique dans le privé. Nous pouvons organiser d'autres concours à qui sera le pire martyr, ou bien nous retrousser les manches et obtenir des acquis sociaux dignes de ce nom dans l'ensemble du monde du travail. Au boulot !
pandora86
05/09/2020 à 17:22
Bonjour
pour réagir par rapport à l'article, je ne suis pas sur à 100% que la médecine du travail, dans la FP, ne puisse délivrer d'arrêt de travail.
Information à confirmer