Toute la semaine, c'est le roman de Peter Heller, La constellation du chien, qui accompagnera les publications de ActuaLitté. Seront en effet diffusés chaque jour des extraits de cet ouvrage, paru aux Editions Actes Sud.
Le 04/04/2011 à 16:35 par Nicolas Gary
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04/04/2011 à 16:35
Au commencement était la Peur. Pas vraiment la grippe, à ce moment-là, parce qu'à ce moment-là je marchais, je parlais. Enfin je ne parlais pas tellement, mais j'étais sain de corps – pour l'es- prit, vous en jugerez par vous-même. Deux semaines entières de fièvre, trois jours entre 40 °C et 41 °C, je sais que ça m'a grillé des fusibles. L'encéphalite ou je sais pas quoi. Brûlant. Les pen- sées autrefois cohérentes, liées les unes aux autres semblaient se déliter, manquer d'assurance, gagnées par la déprime, comme ces poneys norvégiens à poils longs que ce chercheur russe avait fait venir dans l'Arctique sibérien, j'avais lu un article là-dessus un jour. Il voulait recréer l'Age de glace, beaucoup de flore et de faune et quelques humains. S'il avait su ce qui allait se passer il se serait choisi un autre hobby. La moitié des poneys sont morts, le cœur brisé par le souvenir de leurs forêts scandinaves, j'en suis sûr, et l'autre moitié est restée à la station de recherche, et bien que nourris au grain, ça ne les a pas empêchés de mourir eux aussi. Voilà à quoi ressemblent mes pensées, parfois.
Quand je suis stressé. Quand quelque chose me tourmente et ne me lâche pas. Elles tournent rond, elles fonctionnent, je veux dire, mais très souvent elles paraissent à côté de la plaque, un peu tristes, parfois elles se demandent si elles ne devraient pas être à seize mille bornes d'ici, dans le froid de deux millions de mètres carrés d'épinettes norvégiennes. Parfois, pour éviter d'aller me cacher en courant derrière des fourrés, je ne les écoute pas. Vient sans doute pas de mon cerveau, c'est sans doute normal vu à quoi on en est réduits.
Je ne veux pas perdre le compte : ça fait neuf ans. La grippe a tué presque tout le monde, puis la maladie du sang a pris le relais. Dans l'ensemble, ceux qui restent sont du genre Pas Gentils, c'est pour ça qu'on vit dans la plaine, pour ça que je patrouille tous les jours.
J'ai commencé à dormir dehors à cause des attaques. Des survi- vants, comme s'ils regardaient une carte et choisissaient de venir ici. Une grosse rivière, OK. Et donc de l'eau, OK. Doit y avoir du fuel, OK. Puisque c'était un aéroport, OK. Tous ceux qui savent lire savent aussi que cet aéroport était à la pointe en matière d'énergie renouvelable, OK. Toutes les maisons équipées de pan- neaux solaires et le FBO alimenté par les éoliennes. OK. FBO pour Fixed Base Operator, les services aéroportuaires. Ils auraient pu se contenter des Types qui Gèrent l'Aéroport. S'ils avaient su ce qui allait se passer ils n'auraient pas tout compliqué comme ça.
La plupart du temps les intrus venaient la nuit. Seuls ou en groupes, ils venaient armés, fusils de chasse, couteaux, ils s'approchaient de l'ampoule allumée sur la véranda comme des papillons de nuit attirés par une flamme.
J'ai quatre panneaux solaires de soixante watts sur la maison où je ne dors pas, donc garder une ampoule LED allumée toute la nuit n'est pas un problème.
Je n'étais pas dans la maison. Je dormais par terre sous des couver- tures derrière un remblai à cent mètres de là. C'est un vieil aéro- port, tout est à découvert. Le grondement grave de Jasper. C'est une race mêlée de bouvier australien avec un odorat formidable. Je me suis réveillé. J'ai bipé Bangley sur le combiné. Je crois que pour lui c'était comme du sport. En gros ça lui lavait la tête, de la même manière qu'aller dans la montagne me lavait la tête.
C'est un remblai assez haut, un gros tas de terre qu'on a surélevé. Suffisamment pour pouvoir marcher derrière. Bangley a grimpé jusqu'au sommet d'un air nonchalant et s'est allongé à côté de moi pendant que j'observais les environs avec les lunettes de vision nocturne, j'entendais sa respiration haletante. Il en a aussi, des lunettes, il en a trois ou quatre paires, et il m'en a donné une. Il a dit qu'au rythme où on les utilisait, les diodes nous dureraient dix ans peut-être vingt. Et ensuite ? J'ai fêté mes quarante ans l'an- née dernière. Jasper a eu droit à un foie (de chevreuil), et moi j'ai mangé une boîte de pêches au sirop. J'ai invité Melissa et elle est venue à sa manière, par un murmure et un frisson.
Dans dix ans l'additif ne pourra plus garantir la stabilité du car- burant. Dans dix ans, j'en aurai fini avec tout ça. Peut-être.
La plupart du temps, si la lune est levée ou si les étoiles brillent assez et qu'il y a de la neige, Bangley n'a pas besoin des lunettes, il a le point rouge, il se contente de viser les silhouettes mou- vantes avec le point rouge, il vise celles qui sont debout, immo- biles, accroupies, celles qui murmurent, il vise l'ombre à côté de la vieille benne à ordures, il met le point rouge sur un torse. Pan. Il prend son temps, prépare la séquence, pan pan pan. Sa respira- tion se fait plus bruyante, plus rauque juste avant. À croire qu'il est sur le point de baiser quelqu'un, ce qu'il fait d'une certaine manière, j'imagine.
Le plus gros groupe comptait sept personnes. J'ai entendu Bangley allongé à côté qui comptait tout bas. Ça pue du cul, il a murmuré et a émis ce gloussement typique de quand il n'est pas content. Encore moins content que d'habitude, je veux dire.
Hig, il a chuchoté, va falloir que tu contribues.
J'ai le fusil d'assaut semi-automatique, je me débrouille bien avec, Bangley m'a installé la lunette à intensificateur de lumière. C'est juste que je.
J'ai obéi.
Trois ont survécu à la première salve et après ça on a eu notre premier véritable échange de tirs. Mais eux n'étaient pas équi- pés de lunettes et ils ne connaissaient pas le terrain alors ç'a été réglé vite fait.
Ça a commencé comme ça, dormir dehors. Pas question d'être pris au piège dans la maison. Comme le dragon qui dort sur son trésor, mais moi non. Je reste bien en retrait.
Il en est moins venu après le deuxième été, comme on ferme un robinet, l'effet goutte à goutte. Un visiteur par saison en moyenne, puis plus aucun. Personne pendant presque une année, et puis un groupe de quatre desperados a failli nous faire mordre la pous- sière. Après c'est devenu mon job de patrouiller régulièrement avec l'avion.
En fait, je ne suis plus obligé de dormir dehors. Notre système est au point, on est sûrs de nous. Désormais la Peur ressemble au souvenir d'une nausée. Impossible de vous rappeler à quel point c'était atroce et que vous étiez à deux doigts de réclamer qu'on vous achève. Mais je continue quand même. Je dors par terre. L'hiver, je me glisse sous un tas de couvertures qui doit peser pas loin de dix kilos. J'aime ça. Je ne me sens pas à l'étroit. Je dors toujours derrière le remblai, je laisse toujours la lumière allumée sur la véranda, Jasper se pelotonne toujours contre mes jambes, gémit toujours dans son sommeil, tremble toujours sous sa cou- verture, mais surtout, je crois qu'il est sourd et qu'il est donc devenu inutile pour donner l'alarme, ce qu'on ne révélera jamais à Bangley. Impossible de savoir, avec Bangley. Il garde tout pour lui. Si ça se trouve il est jaloux de la viande qu'on partage, qui sait. Dans son monde, tout a une utilité.
À une époque j'avais un livre sur les étoiles mais plus mainte- nant. Je m'en remets à ma mémoire, mais elle n'est pas astrono- mique, ha ha ha. Alors j'ai inventé des constellations. J'ai repéré un Ours et une Chèvre mais peut-être pas où ils sont censés être, j'en ai inventé pour les animaux qui existaient autrefois, ceux que je connaissais. J'en ai inventé une pour Melissa, elle tout entière qui se tient là, gigantesque et presque souriante les yeux baissés vers moi dans la nuit hivernale. Les yeux baissés pendant que le gel froisse mes cils et couvre ma barbe. J'en ai inventé une pour le petit Ange.
*
Melissa et moi vivions au bord du lac à Denver. À seulement sept minutes du centre-ville, de la grande librairie, des restau- rants, des cinémas, ça nous plaisait. On voyait l'herbe, l'eau, les montagnes depuis la grande fenêtre de la petite maison. Les oies. On en accueillait une volée et une autre aussi de bernaches du Canada qui arrivaient à l'automne et au printemps, déployées en vastes chevrons où se mêlaient des oiseaux du coin auxquels elles s'accouplaient peut-être avant de repartir. Elles s'envolaient par vagues braillardes. Je pouvais différencier les oiseaux migrateurs de ceux d'ici. Je croyais que je pouvais.
En octobre, en novembre, au cours de notre promenade prépran- diale autour du lac, nous les désignions. J'étais persuadé qu'elle se trompait tout le temps. Ça lui tapait sur les nerfs. Elle était tellement intelligente, mais elle ne connaissait pas les oies aussi bien que moi. Je ne me suis jamais trouvé particulièrement futé, mais il y a des choses que je sais d'instinct.
J'en ai eu la confirmation quand on a adopté bébé Jasper : il pourchassait les migrateurs, plus nerveux, plutôt que ceux de la région, plus hargneux. Enfin, c'est ma théorie.
Nous n'avions pas d'enfant. On ne pouvait pas. On a vu un médecin. Qui a tenté de nous vendre des traitements qu'on a refusés. Ça nous convenait de n'être que tous les deux. Et puis elle est tom- bée enceinte, comme par miracle. La grossesse. On s'était habi- tués l'un à l'autre et je n'étais pas sûr de pouvoir aimer davantage. Je la regardais dormir et je me disais : je t'aime plus que tout.
À l'époque, alors que je pêchais avec Jasper dans la Sulphur, il m'ar- rivait d'atteindre ma limite. Je veux dire que j'avais l'impression que mon cœur allait exploser. Pas se briser, mais exploser, c'est différent. À croire qu'il était impossible de contenir tant de beauté. Pas qu'une question de beauté, c'était pas ça non plus. Quelque chose lié à ma place ici-bas. Ce petit coude de pierres lisses, les falaises inclinées.
L'odeur des épicéas. La petite truite fardée qui fait des ronds tranquilles dans l'eau noire d'un étang. Et même pas besoin de dire merci. Être simplement. Un poisson simplement. Remonter simplement la rivière, l'obscurité, le froid, tout ceci n'étant qu'un pan d'une même chose. De moi, en quelque sorte.
Melissa fait partie de ce même cercle. Mais de façon différente car il nous revient de prendre soin de certaines âmes. C'était comme si je la tenais avec précaution au creux de mes mains, la tenais avec beaucoup, beaucoup de douceur, je ne pouvais pas le faire pour la nature qui nous entourait, mais pour elle si, et peut-être qu'en réalité, c'est elle qui tout du long m'a porté.
L'hôpital Saint-Vincent était de l'autre côté du lac. Les hélicop- tères orange atterrissaient là-bas. À la fin, nous avons envisagé de nous envoler vers l'ouest mais il était trop tard et l'hôpital était à côté, nous sommes allés à l'hôpital. Dans l'un des bâtiments qu'ils avaient réquisitionnés. Qui se remplissait de morts.
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