La « bibliothèque du futur », présentée par la ville de Paris et qui se tiendra à la Canopée, au Forum des Halles, commence déjà à faire polémique.
Le 12/09/2012 à 17:04 par Clément Solym
Publié le :
12/09/2012 à 17:04
La Canopée - Patrick BERGER et Jacques ANZIUTTI architectes - L'autre image
Une bibliothèque idéale ?
Si la ville de Paris parle d'une bibliothèque du « futur » pour la Canopée, en même temps, « elle ne prétend pas savoir ce que sera la bibliothèque du futur, pas plus que toutes les autres villes qui créent encore des bibliothèques », nous apprend-on du côté de la mairie. « Cela n'empêche pas d'expérimenter : ce à quoi s'emploient tous les concepteurs (bibliothécaires, architectes et programmistes) en partant déjà des données dont ils disposent », ajoute Jean-Claude Utard, responsable du service des publics et du réseau, adjoint au chef de bureau, à ActuaLitté.
Si la Ville de Paris ne propose pas de vision du futur, elle veut néanmoins, par cette appellation, prendre acte du fait que le monde d'aujourd'hui n'est plus ce qu'il était il y a dix ans. Par-là, il faut entendre que la bibliothèque du Forum des Halles souhaite avant tout « s'adapter aux nouveaux comportements, comme doivent le faire les enseignants, les journalistes, les chercheurs… tous ces « médiateurs traditionnels » du monde des savoirs et de la connaissance, qui ont perdu le monopole de la transmission des connaissances et de l'information… », déclare Jean-Claude Utard.
Pour faire face aux critiques portées contre elle, dénonçant le projet d'une bibliothèque favorisant un type de lectorat, maladroitement défini, qui exclu tous les autres, la Ville de Paris se défend, en appuyant sur le fait que cette fameuse « génération Y » n'est pas l'unique catégorie générationnelle admise.
Ainsi, 4 types de public vont se côtoyer :
La nouvelle bibliothèque ne veut surtout pas s'ériger comme un modèle, d'après Jean-Claude Utard, mais bien comme un lieu spécifique, s'inscrivant dans un espace donné. « Un tel projet n'est pas proposé pour les autres bibliothèques en programmation. Il faut se rappeler que le réseau des bibliothèques compte près de 60 établissements qui n'ont pas vocation à être tous identiques. Les équipements nouveaux que nous avons ouverts depuis 2008 et ceux en construction aujourd'hui n'ont pas un modèle unique (au contraire de la presque totalité de ceux ouverts dans les décennies précédentes) et sont particulièrement attentifs à leur insertion dans leur quartier et dans leur environnement social et culturel ».
La « génération Y », « espace froid » et « espace chaud »
« Le projet « génération Y », ne vise pas à rejeter une partie du public : tous sont acceptés et trouveront leur place », annonce Jean-Claude Utar.
Et d'ajouter : « La bibliothèque de la Canopée propose simplement d'accepter les comportements de ceux qui sont souvent désignés sous le terme de la génération Y (génération qui représente le quart de la population parisienne : 24,3%, et qui sera extrêmement présente sur le site avec le centre de culture hip-hop et la MPAA) ».
Pas d'inquiétude à avoir, ces hybrides, qui pointent des comportements particuliers (liés à la nouvelle technologie essentiellement et à l'animation) qui étaient à l'origine ceux d'une seule génération, dépassent aujourd'hui « très largement le cadre strict de la simple classe d'âge ».
Pour la Ville de Paris, mettre en avant cet aspect dit « générationnel » est un acte unique, puisque ces comportements sont généralement rejetés dans les autres équipements. « Ils sont particulièrement liés à la notion de bruit et d'animation : échanger, partager, travailler ensemble, se réunir… tout cela génère du mouvement, lequel sera toléré dans une partie des espaces », nous précise-t-on. Désireuse de suivre la pratique « courante » des pays anglo-saxons, la Ville de Paris tient ainsi à mettre en place, dans cette bibliothèque située au cœur de Paris, « des animations et rencontres qui auront lieu au milieu de l'espace et non dans une salle fermée ».
Et c'est là qu'interviennent ces fameux « espaces chauds » et « espaces froids ».
« Dans le même temps, les espaces de la bibliothèque seront partagés », puisque l'on accepte tout le monde. « Un espace dit « froid », pour reprendre la terminologie de la sociologie de la culture et des bibliothèques (Bernard Lahire, Claude Poissenot) accueillera les usagers qui souhaitent un espace silencieux, tandis qu'un espace dit « chaud » tolérera des pratiques plus sonores (usage du portable, discussion) et pourra être transformé en lieu d'animation ».
Ce que propose la Ville de Paris, c'est un nouvel espace qui opte pour un équilibre entre bibliothèque traditionnelle / physique et bibliothèque unique / numérique. La Canopée veut faire fi de ces établissements des années 70 qui sont tous établis sur un même modèle, finalement très cloisonné entre spécialités, rayon jeunesse, ou adulte. Aujourd'hui, le défi semble être celui de répondre à tous les usages en même temps.
dalechumbley CC BY-NC-ND 2.0
Un partage entre espace physique et espace multimédia / numérique
Le responsable de cette nouvelle bibliothèque étant en cours de recrutement, les nouvelles activités que proposera la Canopée ne sont évidemment pas encore finalisées. Néanmoins, des orientations évolutives sont déjà annoncées.
Ce qui est clair, c'est que la bibliothèque du « futur » ne sera pas une bibliothèque qui privilégiera les classiques que nous connaissons. Une offre de livres physiques, d'environ 40 000 documents (incluant les CD et les DVD), est envisagée. En revanche, la bibliothèque ne devrait accueillir que très peu de classiques ou de livres d'étude « puisqu'il existe toutes les autres bibliothèques pour assouvir sa soif de classiques et qu'il existera aussi la possibilité de faire venir ces documents depuis la réserve centrale, accessible bien sûr aux usagers de la Canopée », assure Jean-Claude Utard.
Il existera un fonds qui portera sur le hip hop et les cultures urbaines, en relation avec le Centre hip hop qui sera juste en face de la bibliothèque. En termes de collections, l'offre sera surtout tournée vers l'actualité, la société, l'international, le loisir « et bien sûr les collections pour l'enfance et la petite enfance » pour reprendre l'ancienne bibliothèque.
En termes d'accueil, on nous annonce peu de tables : « l'idée étant d'éviter que la bibliothèque de la Canopée ne se transforme en annexe estudiantine de la BPI de Beaubourg », nous dit-on. Les espaces chauds favoriseront du mobilier de détente (fauteuils, chauffeuses) et la consultation internet. Et de nous apprendre que, « plus généralement, la présentation des collections se rapprochera de celle des librairies ».
En termes de services et d'action culturelle, rien n'est encore vraiment pensé du côté de la Ville de Paris. « L'équipe de préfiguration devra réfléchir à la façon de toucher les communautés de pratiques sur internet, très nombreuses, très riches culturellement, et pour lesquelles il n'existe à ce jour aucun espace public autre que les cafés ou les jardins ». On connaissait pourtant déjà des espaces réservés à internet en bibliothèque, ainsi qu'un accès WiFi. On se demande alors de quel ordre sera cet ajout multimédia.
L'espace et l'expérience numérique de la bibliothèque de la Canopée
Finalement, toute l'innovation semble reposer là-dessus. Et c'est un peu là que le bât blesse.
« Heureusement, cela fait des années que les ordinateurs et internet sont entrés dans les bibliothèques parisiennes ; en matière de numérique, la bibliothèque devrait offrir les services qui sont aujourd'hui expérimentés, en réflexion, ou qui naîtront dans les années à venir ».
Mais tout est loin d'être fait, en cause, les restrictions budgétaires et les difficultés qui régissent actuellement le monde de l'édition numérique en France (notamment l'usage restreignant des DRM, et les laborieux accords avec les éditeurs). Ainsi, si l'offre internet est assurée, ainsi que l'accès à divers sites, à différentes fonctions multimédias, à Deezer ou Spotify, les usages de lecture numérique sont encore loin d'être véritablement abordés.
« Vu l'évolution rapide des technologies et des pratiques légales, il est aujourd'hui impossible de savoir précisément ce que sera l'offre numérique de la bibliothèque dans 3 ou 4 ans mais, au fur et à mesure qu'il sera possible et légal de mettre une offre numérique à disposition du public, cet établissement sera un des lieux pilotes pour le faire ».
Et d'ajouter : « Nous avions même pensé à une sélection de 30 ouvrages de la rentrée littéraire, mais rien n'a été négocié avec les éditeurs, et sans aide nous ne pouvons rien faire ». Néanmoins, la bibliothèque pourrait jouer un rôle de médiateur et de conseiller, ouvrant des sessions apprentissages et découvertes des readers ou tablettes. À voir si cela reste une priorité.
La Canopée - Patrick BERGER et Jacques ANZIUTTI architectes - L'autre image
La livraison du prêt à distance, une révolution ?
On aurait pu le penser, mais non. Un système de prêt et de rendu des livres dans n'importe quelle bibliothèque, ce n'est tout simplement pas envisageable. « Imaginez ce qu'il faudrait mettre en place : un centre de tri, un équipement de camionnettes, bref toute une structure que notre actuel budget ne nous permet pas ».
Voilà plutôt une notion pratique pour ranger les livres peu usités : « Il s'agit d'insister sur le rôle croissant de la réserve centrale qui permet de diffuser à l'ensemble du réseau parisien des documents pointus ou peu demandés ». Avec une attente d'environ 3 jours.
Des lecteurs « singuliers »
La Ville de Paris assure que la reprise du terme « génération Y » n'a pas pour objet de désigner un modèle, mais d'indiquer de façon assez forte « le caractère singulier de cette prochaine bibliothèque » et d'insister sur « les nouvelles pratiques générationnelles (ce qui ne veut pas dire que toute une génération se réduit à un seul modèle, mais qu'il existe tout de même des tendances fortes largement partagées) ».
D'ailleurs, elle souligne que ce terme est au cœur des études des sociologues de la culture, en ce sens « qu'elle (pas seulement, mais en grande partie) introduit de nouveaux comportements sociétaux. La génération Y est de fait au cœur de tous les débats sur le travail et le management ».
« Pour autant, si le lien entre la bibliothèque de la Canopée et la « génération Y » vise à insister sur un de ses traits d'identité de ses marques, sa « note d'intention », elle sera dans les faits intergénérationnelle. Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu'à Paris, la bibliothèque c'est un réseau de bibliothèques, et que la Canopée ne représentera que 1,4 % de la superficie totale du réseau, au sein d'un réseau qui est et demeurera diversifié ».
On pourra se demander ce que peut bien recouper, dans l'esprit de la Ville de Paris, cette notion, cruciale on l'aura compris, de « génération Y », sur laquelle les sociologues ne parviennent pas à se mettre d'accord. Effet conceptuel de mode ou véritable enquête poussée sur une réalité urbaine ? L'expérience sur le terrain et la fréquentation de cette bibliothèque nous le diront.
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