Pour le dernier atelier de sa première promotion, l'École de Traduction Littéraire du CNL a accueilli Françoise Morvan et André Markowicz qui intervenaient sur La mouette de Anton Tchekhov. Quatre heures de tentatives de traduction et « encore un échec », très réussi.
Dernier atelier de la première promotion de l'ETL du CNL le 20 décembre 2014
« Le début de La mouette prend tout le reste de la pièce en miroir », observe Françoise Morvan qui propose aux 16 élèves de l' ETL de travailler sur les premières répliques qu'échangent Medvédenko et Macha, « cette scène d'amour qui ne se passe pas bien, et même qui ne se passe pas du tout ! ». Elle attire l'attention du groupe sur ces personnages « caractéristiques du théâtre de Tchekhov en celaqu'ils ont des problèmes avec le langage ».
Le couple de traducteurs explique avoir choisi la « version de censure », soit le manuscrit remis à l'organisme de censure par Anton Tchekhov, lequel diffère de la « version académique » publiée en Russie et utilisée habituellement. Le travail s'appuiera sur cette version originale, plus longue, et prendra en compte les variantes que l'auteur avait accepté de supprimer.
Une pièce qui fit un four avant d'être un triomphe
Avant d'entamer la lecture en russe du passage, puis sa traduction mot à mot à partir de laquelle les élèves plancheront, André Markowicz rappelle l'histoire de la pièce qui fut d'abord jouée à Saint-Pétersbourg par la plus grande actrice russe de l'époque, Vera Komissarjevskaïa, « un four », puis reprise quatre ans plus tard par le théâtre d'Art de Moscou dans une mise en scène de Stanislavski, « un triomphe »…
Aucune consigne n'est donnée pour orienter le travail des jeunes traducteurs, le silence s'installe rapidement, rompu par André Markowicz qui souhaite tout de même apporter une indication sur le niveau de langue et le style de Macha. « C'est vrai, quand on y réfléchit… », s'apprête-t-il à poursuivre, un « chut », discret, mais ferme, de Françoise Morvan lui ôte le loisir de développer plus avant. « Mais comment ne rien dire ? » et « que faire quand on ne dit rien ? » interroge le traducteur, avant d'abdiquer… momentanément.
Chacun des deux tient son rôle, bien rodé au fil des années. « André traduit plus vite que son ombre, moi j'amène la lenteur », expliquera plus tard Françoise Morvan. Ensemble, ils ont déjà traduit La cerisaie, Les trois sœurs, Oncle Vania, L'homme des bois,Ivanov, travaillé aux mises en scène d'Alain Françon ou Stéphane Braunschweig, et poursuivent toujours la vaste entreprise de retraduire tout le théâtre de Tchekhov.
Après un quart d'heure d'intensive cogitation individuelle, le texte est repris phrase à phrase de façon collective, et les indices, discrètement disséminés par l'auteur, révélés au fur et à mesure. « Aucun détail mis en place n'est contredit par la suite », souligne André Markowicz qui invite à « faire des choix de traduction qui restent cohérents sur toute la durée de la pièce ».
Garder le même motif
Ainsi, la brillante proposition du traducteur Christophe Mileschi (aussi intervenant de l'ETL) de remplacer « je ne comprends pas » par « ça m'échappe », afin de rendre les formules impersonnelles dont le texte est truffé, est retoquée. Celle-ci ne « fonctionnerait pas ailleurs » et il convient de « garder le motif », ce verbe « comprendre » qui sera modulé ensuite par tous les personnages.
Le premier mot, « attchévo » [pourquoi, Ndr], soulève une multitude de questions et cristallise longuement toute l'attention des traducteurs. François Morvan fait observer qu'« il contient déjà tout entier l'échec de la relation amoureuse de Medvédenko avec Macha ».
André Markovicz interroge, « pourquoi employer cet attchévo, si peu courant plutôt que l'usuel patchémou ou encore zatchèm ? » En quoi sont-ils différents et en quoi ces différences peuvent elles influer sur le sens ? Il détaille, « attchévo renvoie au passé, à l'origine, à la cause (d'où vient-il que vous soyez en noir ?), patchémou plus usuel se réfère au présent (pourquoi être en noir ?) et zatchèm tend vers le futur, la conséquence (à quoi bon, dans quel but ces habits noirs ?) ». Trois questions bien différentes. Le choix de traduction dépendra donc de la suite de la pièce, car « on ne peut traduire qu'après avoir fait le cercle, étudié la spirale des motifs », et de ce qu'elle révèle des personnages.
Ainsi, la formule de Macha, « je ne suis pas heureuse », n'appelle, selon André Markowicz, « aucun secours, aucune consolation, aucune aide de l'autre ». Il attire alors l'attention du groupe sur le rôle des virgules et la ponctuation illogique de ce passage, « Tchekhov fait exprès de ne pas séparer, car tout est lié, tout forme une entité abstraite, métaphysique, que l'on nomme le bonheur ».
« Quel désastre que cette liste d'ingrédients du bonheur que déroule Medvédenko », remarque Françoise Morvan, relevant l'extrême maladresse de ce personnage « gentil par ailleurs » face à une jeune femme qui vient d'énoncer son inaptitude à être heureuse.
Respecter les règles françaises ou l'ordre russe
Du reste, comment appréhender le personnage de Medvédenko, hors son nom dont on sait qu'il contient le mot « ours » ? « Le seul nom d'origine ukrainienne de la pièce », remarque Iryna Dmytrychyn. Quels indices sont fournis par la réplique suivante, une autre énumération, la liste des gens vivant sur son salaire : « Moi, ma mère, plus deux sœurs, etc.». Il s'agit ici de choisir entre respecter les règles d'énumération française ou l'ordre de la phrase en russe.
« Attention, en russe, il n'est pas du tout anormal de commencer par soi ! On dira par exemple “moi et maman”, ce qui signifiera “nous deux”, et non “moi avant et ma mère après” », précise André Markowicz. Beaucoup optent pour garder l'ordre des mots, car « il est humain de d'abord penser à soi », ou bien parce que « Medvédenko pense ensuite à tous ceux qui, en plus de lui, dépendent de son salaire ». Chacun apporte son interprétation, avance ses arguments, tâchant de se forger une intime conviction. « Choisit-on alors de donner à l'instituteur un ego surdimensionné ? », interroge Françoise Morvan, un brin provocatrice, replongeant les élèves de nouveau dans le doute.
« Est-on obligé de tenir compte des conventions françaises ? », cherche à trancher Pierre Malherbet. « La question n'est pas de savoir si on peut ou pas, mais à quoi ça sert », pose André Markowicz qui explique que « l'effet est énorme, implique une construction différente » et qu'il convient toujours et encore de « garder la cohérence ».
Un choix contraire à l'éthique de la traduction
Plus de deux heures se sont écoulées et deux phrases ont été traduites. Le programme du jour ne pourra pas être rempli, mais « ce que l'on fait est différent des traducteurs normaux », reconnaît André Markowicz. L'un des élèves observe tout bas que « déjà, un traducteur normal n'a pas deux heures pour traduire deux phrases », constatation pragmatique qui fait sourire ses voisins, puis il replonge le nez dans sa feuille.
Les traductions proposées pendant l'atelier sont ensuite comparées avec d'autres traductions, notamment celle de Elsa Triolet. Les choix des uns et des autres sont mis en regard, suscitent tour à tour assentiments ou désapprobations, sourires en coin ou froncements de sourcils. Les deux traducteurs reviennent ensuite aux indices contenus dans les variantes, comparent avec la version jouée par Stanislavski, en proposent une lecture inédite. Reste que « le choix de préférer une variante antérieure à celle publiée par l'auteur est contraire à l'éthique de la traduction », confesse André Markowicz. Un péché véniel au nom de la « vérité » littéraire ?
Il relève enfin que, dans la version courte, « les coupes vont toutes dans le même sens : ôter ce qui est de l'ordre du symbolique — le sac de farine, les draps blancs — pour aller vers plus de réalisme ». Ilobserve aussi que, si Tchekhov a cédé les droits de la pièce à Stanislavski, il ne s'est jamais exprimé sur la qualité de sa mise en scène. « La seule indication qu'il lui donna fut que Trigorine (incarné sur scène par Stanislavski. Ndr) portait des pantalons à carreaux ! », un détail vestimentaire qui ramènerait Trigorine, le personnage de grand écrivain, au rang de petit bourgeois de province. Car, insiste André Markowicz avec malice, « tout est dans le pantalon à carreaux ! ».
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