Les industries culturelles se caractérisent, au fil du XXe siècle, par un phénomène de concentration, bien analysé par Olivier Bessard-Banquy. Dans son ouvrage, La fabrique du livre, il retrace l’histoire de l’édition littéraire en France. Voici un ultime extrait, « Trois hommes dans un bureau ».
Le 18/10/2016 à 12:20 par La rédaction
Publié le :
18/10/2016 à 12:20
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
L’Union financière de Paris, en face, est une entreprise neuve, constituée le 1er août 1960, emmenée par Raymond Sacha Gueronik, un ancien ingénieur des Mines, Thierry de Clermont-Tonnerre, un énarque qui vient de quitter la haute fonction publique et qui veut s’encanailler dans les affaires après avoir été lié au banquier Jean Lambert1, et Jacques Barbat du Closel.
Leur capital est de dix millions de francs. Ils ont des intérêts partout, dans tous les secteurs, les transports, l’immobilier, le pétrole, et même le café, tant et si bien que la banquière Gilberte Beaux chargée de venir leur donner main forte a quelque peine à comprendre la logique tentaculaire de tant d’investissements.
Quels que soient leurs talents, ces trois mousquetaires n’ont aucun lien avec le livre, ils viennent des milieux les plus divers, ils brassent des affaires, avec d’autant plus de plaisir ou d’entrain que ce n’est pas leur propre argent qu’ils manipulent, ils n’ont aucune culture de la marche des entreprises, ce sont des hommes d’appareil tombés d’un coup dans le bain des affaires où ils croisent des professionnels bien plus aguerris. Ils comprennent difficilement la logique de l’édition. Ils manipulent à l’infini des millions, cela ne veut pas dire qu’ils ont carte blanche pour faire n’importe quoi ou que leurs investisseurs ne les ont pas à l’œil...
Intrépides ou inconscients, ils décident de s’associer avec les Presses de la cité pour rassembler leurs forces et fusionner leurs affaires. L’accord entre les Presses et l’UFP est scellé en avril 1965. Il fait l’effet d’une bombe dans le domaine du livre ; jusqu’ici, les Presses ont repris de petits labels sans grande importance, voici que le Danois fait main basse sur de véritables bijoux de famille. C’est l’émoi en plein Paris. La fin d’un monde à l’ancienne. « Un auteur à succès que le faire-part du mariage de raison entre les Presses de la cité et le groupe Plon-Julliard n’a pas dû particulièrement réjouir, c’est de Gaulle. Voir ses Mémoires de guerre figurer au même catalogue que Sissi et OSS 117, le coup est dur. »
Jusqu’ici, toutes les maisons qui ont été en situation de reprendre d’autres marques, à commencer par Hachette, ont, à tout le moins, eu belle réputation et ont, par leur histoire, donné des gages de respect des traditions de l’imprimé. Même quand Flammarion a repris Jouaust, moins de cent ans plus tôt, l’entreprise commerciale a pu se prévaloir d’avoir quand même publié de grands auteurs au rang desquels Émile Zola.
Voici que, non seulement c’est un Viking aux dents longues, riche à millions par ses littératures de gare, qui se retrouve propriétaire de labels de prestige, mais, pour exploiter le tout, il ne trouve rien de mieux que de s’associer à des capitalistes inconnus, des fonds de pension aux contours flous, des investisseurs aux attentes incertaines. « Un éditeur [doit] se dire qu’un livre qui n’a pas 2 500 lecteurs éventuels est un livre impubliable », n’hésite pas même à dire Thierry de Clermont-Tonnerre. Il n’en faut pas plus pour mettre le feu au VIe arrondissement. Ceux qui jusqu’ici se sont plutôt moqués du Danois et de son accent commencent, pour le coup, à s’inquiéter sérieusement.
« Cette concentration [...], en mettant au premier plan le problème de la rentabilité de l’affaire, peut devenir très dangereuse pour la qualité. Un livre rentable ne signifie pas nécessairement un livre de recherche ou de découverte », déclare le patron du Cercle de la librairie au Bulletin.
« Cet accord qui ne parle que d’association aboutira-t-il à une absorption comparable à celles qu’ont déjà opérées les Presses de la cité sous la houlette de M. Sven Nielsen ? demande Le Monde. Quelle qu’en soit l’évolution, il manifeste une fois de plus la tendance à la concentration de l’édition française où, en dehors de certaines maisons encore isolées, trois grands groupements se dessinent : autour de Hachette, les Éditions Stock, Grasset, Fayard ; autour de Gallimard, les maisons Denoël, Mercure de France, Table ronde ; autour des Presses de la cité et de ses satellites, Plon et Julliard. [...] Le risque, c’est que ces groupes très puissants entravent les initiatives individuelles d’hommes prêts à mettre leur zèle et leur goût au service de la littérature. »
Là encore, quelqu’un chez Hachette a souligné au stylo la dernière phrase de l’article. Dès les années 1960, les professionnels du livre comprennent qu’il devient pour ainsi dire impossible dans ce contexte de mener de vraies actions hors de tout regroupement, hors de toute alliance, il faut désormais être adossé à un groupe, à un ensemble, pour peser, pour être forts, pour être en mesure d’imposer ses réalisations.
Il n’est pas sûr pour autant que le PDG à la poigne de fer et le vieil aristocrate habitué des cabinets ministériels aient bien compris de la même manière ce qu’a pu être l’esprit de leurs accords. Dans Le Figaro du 3 mai 1965, Thierry de Clermont-Tonnerre s’exprime et il est très mécontent que certains puissent déjà parler d’absorption ; il réaffirme qu’il s’agit d’une simple union, d’un groupement pour travailler mieux et rationaliser ce qui peut l’être. Industrie pour ce qui est de la production, artisanat dans le lien aux auteurs.
Et pourquoi donc être allé s’associer avec Nielsen ? « Parce que M. Nielsen est très avancé dans des domaines comme la diffusion. » Et qu’il a accepté les conditions de l’Union financière, dont celle de « diriger cette affaire à égalité » [sic]. L’énarque croit-il vraiment au mirage d’une direction bicéphale ? A-t-on jamais vu une entreprise avec quinze PDG ? « Nous apporterons nos participations. M. Nielsen procède à une augmentation de capital pour couvrir nos actions en échange et je ne suis pas sûr, une fois les comptes faits, que notre paquet d’actions ne soit pas supérieur au sien. »
Les anciens apparatchiks tombés dans les affaires se sont engagés dans des investissements sans avoir calculé ce que pouvaient être à terme leurs parts exactes dans un ensemble qu’ils seraient probablement incapables de diriger. Sans doute Sven Nielsen n’a-t-il pas été long à comprendre qu’il était facile de supplanter de tels partenaires aussi peu au fait des réalités de la vie économique.
Dans Le Nouvel Observateur, le même haut fonctionnaire tombé dans le privé continue de se dire ravi de l’accord, toujours présenté « dans une parfaite égalité », alors qu’en bas de page, déjà, le magazine note : « en fait, les Presses de la cité sont nettement majoritaires ». « Nous voulons profiter du remarquable système de diffusion des Presses de la cité pour vendre certains de nos livres à grand tirage – James Bond par exemple. Pour les ouvrages plus littéraires, M. Nielsen nous fait confiance. Chaque maison d’édition gardera sa personnalité. Croyez-moi : pour éditer Lévi-Strauss [...] ou Gombrowicz, il faut publier bien d’autres livres. Tout le monde y gagne. »
L’énarque pense-t-il vraiment que Sven Nielsen se préoccupe de sponsoriser la littérature ? D’aider au rayonnement d’ethnologues structuralistes ou d’écrivains polonais ? « Et puis nous avons senti combien, à l’égard de l’étranger, les éditeurs français faisaient petits garçons [sic], dit-il encore. Anglais, Américains, Allemands nous [offrent] 500 dollars pour un de nos livres quand ils nous en [demandent] 5 000 pour un des leurs... Les monopoles sont malsains, mais il faut favoriser les concentrations. »
L’UFP veut pouvoir vendre plus grâce au talent du Danois. Mais quel intérêt pour le Danois de porter à bout de bras de vieilles marques sinon de pouvoir les reprendre et les restructurer ? Se peut-il que le patron du fonds d’investissement ne se soit pas posé la question ? L’aristocrate croit-il vraiment que Sven Nielsen peut participer à une opération où ses biens sont en jeu sans vouloir en maîtriser la direction ?
Thierry de Clermont-Tonnerre n’a-t-il pas été tout simplement contraint de vendre ses parts dans Plon et Julliard sous la pression de ses financiers qui ne sont pas prêts à sponsoriser des affaires aussi peu juteuses plus longtemps ?
La fabrique du livre, L'édition littéraire au XXe siècle, Editions Presses universitaires de Bordeaux
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