Le Collège des Traducteurs Littéraires de Seneffe (Belgique) offre chaque été depuis 1996 un cadre idéal de travail aux traducteurs d’auteurs belges dans toutes les langues. En août dernier, ce lieu prisé par tous ceux qui y ont été accueillis, fêtait ses 20 ans. À cette occasion, sa directrice Françoise Wuilmart a évoqué avec émotion ces deux décennies passées au service des voix de la littérature belge à l’étranger.
Le 29 août dernier, le Collège des traducteurs littéraires de Seneffe (Belgique) fêtait ses 20 ans © Martin de Haan
Sans lui, une partie de la littérature belge francophone ne franchirait jamais les frontières. Sans elle, il n’existerait pas. Le Collège des Traducteurs Littéraires de Seneffe a été fondé en 1996 par Françoise Wuilmart, avec le soutien de la Communauté française de Belgique et de la Commission européenne.
L’idée d’un lieu dédié à la traduction littéraire était née à Straelen en 1978, dans la tête du Dr. Klaus Birkenhauer et de Elmar Tophoven, traducteur de l’œuvre de Beckett et de Sarraute en allemand. « Fascinée par l’initiative », Françoise Wuilmart, elle-même traductrice, entre autres d’Ernst Bloch et de Stefan Zweig, et directrice du Centre européen de traduction, importe le modèle. Jean-Luc Outers, ancien conseiller aux livres et à la lecture et le ministre de la Culture de l’époque Charles Piqué lui apportent leur entier soutien, ainsi que l’écrivain, journaliste et traducteur Jacques De Decker, actuel président du Collège.
Le premier Collège en 1996, au centre Jacques De Decker, Françoise Wuilmart et Michel Delwart
Une heureuse opportunité s’offre à eux : les dépendances du château de Seneffe, qui appartient à la Fédération Wallonie-Bruxelles, sont louées durant l’année à la société Total Fina, mais libres durant les congés scolaires pour accueillir des activités culturelles. Une convention de mise à disposition des locaux pour le Collège est signée. Le lieu trouvé, il ne reste plus qu’à le faire vivre, ce à quoi s’emploiera Françoise Wuilmart pendant ces vingt années, attentive aux demandes et au confort des uns et des autres, accueillant chacun et courant pour tous, comme elle s’en amusait dans le pastiche d’un poème de Laurence Vielle dont elle a donné lecture durant la cérémonie d’anniversaire du Collège le 29 août dernier.
Tintin en chinois, Guy Goffette en bulgare, Henri Michaux en espagnol
Les anciennes écuries, entièrement rénovées, sont transformées en 18 chambres d’une sobriété toute monacale. Y sont reçus des traducteurs du monde entier, venus transposer dans d’autres langues les œuvres de Henry Bauchau, Maurice Carême, William Cliff, Guy Goffette, Pierre Mertens, Henri Michaux, Dominique Rollin, Marguerite Yourcenar ou encore Eric-Emmanuel Schmitt (naturalisé belge en 2008), sans oublier Hergé. Priorité est donnée aux traducteurs étrangers d'auteurs belges de langue française — le séjour en pension complète est alors entièrement pris en charge — mais le Collège accueille également toute autre combinaison linguistique, avec toutefois le français comme langue d'arrivée ou de départ.
Les anciennes écuries du Château de Seneffe ont été transformées en 18 chambres © Martin de Haan
En vingt ans, cinq cents livres dans une cinquantaine de langues sont nés ici du travail de plus de deux cents traducteurs, dont beaucoup multiplieront leurs séjours après l’expérience d’une première résidence. C’est le cas de la doyenne, Helle Michelson, de nationalité estonienne, traductrice entre autres de Simenon, Amélie Nothomb ou Madeleine Bourdouxhe, et des quatre traductrices roumaines présentes cet été, habituées du Collège (Ioan Lascu, Petruta Spanu, Valeriu et Mariana Stancu). Car, « c’est dans les pays de l’Est que les traducteurs sont les plus mal rémunérés » a rappelé Françoise Wuilmart lors de la cérémonie.
La cour intérieure et la fontaine centrale © Martin de Haan
Un espace « grand, noble, calme et serein » propice au travail et aux échanges
« Grand, noble, calme et serein » sont les adjectifs qu’elle emploie pour décrire ce verdoyant domaine situé à une cinquantaine de km au sud de Bruxelles. Au centre du vaste patio, une fontaine entourée de bancs en bois confère au lieu une fraîcheur bienvenue durant les beaux jours. Des vélos peuvent être empruntés pour faire un peu d’exercice ou sillonner les 22 hectares de verdure qui entourent le château du XVIIIe siècle, dont une grande partie de jardins à la française, orangerie comprise. Dans une des ailes du bâtiment surmontée d’un pigeonnier sont mises à disposition deux salles de réunion et une bibliothèque babélienne, ouverte 24h/24h, pourvue de nombreux ouvrages de référence, dictionnaires, livres d’auteurs belges, et enrichie au fur et à mesure des traductions réalisées à Seneffe.
La vie s’y organise selon le rythme de chacun. Certains studieusement retranchés dans leur chambre, d’autres préférant profiter du calme de la cour pour travailler en plein air, sous les barnums. Par les jours de grande chaleur, la fontaine s’improvise parfois pédiluve et les bancs de bois sièges à palabres, comme l’attestent les photos souvenirs projetées durant la cérémonie.
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Sur l’écran apparaissent tour à tour les visages des nombreuses personnalités passées par Seneffe et qui forment à présent manière de communauté : André-Marcel Adamek, Elena Romanova, sa traductrice en russe, Rodica Pop et Dmitro Tchystiak, traducteurs de Maurice Maeterlinck en roumain et en ukrainien, Jean Louvet et Nicoletta Voltarelli, sa traductrice en italien, Brane Mozetic, traducteur de Jacques Izoard en slovène, Vassilis Plageras, traducteur en grec de Caroline Lamarche, l’américain David Willinger, traducteur de Paul Nougé… et tant d’autres venus participer à des tables rondes : Henri Meschonnic, Jacques Darras, Pierre Assouline, Claro, Philippe Djian…
« Lieu de conviction, d’amour des langues et îlot de résistance »
En ce « lieu de conviction et d’amour des langues, îlot de résistance », Françoise Wuilmart se souvient avoir parfois vu « jusqu’à quinze cultures à une même table ». Car à Seneffe, on traduit (beaucoup, environ 25 livres par an), mais aussi on lit, on échange, on chante, on danse parfois… Et l’on mange. Non pas en solitaire, mais autour de grandes tables où les conversations vont bon train. Ces moments conviviaux ne sont pas d’un moindre attrait pour les traducteurs, heureux de briser la solitude des jours plongés dans l’écriture d’un autre.
Maître des fourneaux depuis 20 ans et grand chef toqué de littérature, Claude Pohlig assure les trois repas quotidiens, quel que soit le nombre de convives. « Il lui est même arrivé de cuisiner à 1h du matin si nécessaire », témoigne Françoise Wuilmart, ou bien de s’atteler à la confection de 11 plats différents inspirés d’auteurs belges ou de leurs œuvres pour la soirée de clôture : assiette Jean-Philippe Toussaint au poulpe, comme dans La salle de bain ; assiette Caroline Lamarche : monochrome de cabillaud en sauce blanche, en hommage à Alain Jadot, toujours vêtu de blanc ; potée Gaumaise pour Guy Goffette, tarte au blanc stoffé de Wavre pour Maurice Carême, etc.
Claude Pohlig, le chef cuistot du Collège de Seneffe depuis 20 ans © Martin de Haan
On ne s’étonnera donc pas en lisant cette liste que Claude remportât le défi lancé un soir à l’assemblée de construire une phrase avec les titres des livres de Jean-Philippe Toussaint. Ce dernier est un habitué des lieux. Il y organise régulièrement des ateliers avec les nombreux traducteurs de ses livres en 36 langues. On pouvait encore l’y croiser cet été occupé à une relecture commune du roman en cours d’écriture de John Lambert, son traducteur en américain. Comme à chacune des sorties de ses cinq derniers romans, il y reviendra l’an prochain pour un travail collégial autour de la traduction de Football (Éditions de Minuit, 2015).
Un stage de surtitrage pour le théâtre et l'opéra unique en Europe
Entre autres partenariats remarquables, le Collège de Seneffe abrite également, depuis 2004, les travaux (en français) du Doctorat d'études supérieures européennes, portant sur les littératures de l'Europe unie et organise à Pâques un stage de formation en surtitrage pour le théâtre et l’opéra, unique en Europe, avec Michel Bataillon, président honoraire de la Maison Antoine Vitez. Le prix de traduction littéraire Wallonie-Bruxelles est traditionnellement remis lors des séances de clôture du Collège. Il a récompensé cette année Anne Neuschäfer, enseignante, chercheuse et passeuse vigilante de l’œuvre de Henry Bauchau outre-Rhin.
Les traducteurs de Georges Simenon et son fils John Simenon autour de la statue de l'écrivain à Liège
© Martin de Haan
Enfin, le Collège aura pour sa vingtième saison résonné de la voix d’un des plus grands auteurs belges, le plus traduit aussi, Georges Simenon. Une quinzaine de ses traducteurs étaient rassemblés pour un séminaire exceptionnel, mené sous l’œil et l’oreille attentive de la responsable de la collection Penguin Classics, Josephine Greywoode et de John Simenon, fils de l’écrivain, venu partager sa connaissance de l’œuvre (dont il gère les droits) et se nourrir à son tour des échanges avec les lecteurs pointus et exigeants que sont les traducteurs.
Parmi eux, David Bellos, traducteur en anglais du premier Maigret, Pietr-le-Letton, Howard Curtis, qui en 1996 participait à sa première résidence à Seneffe, Ros Schwartz, dernière traductrice du Petit Prince en anglais, Rokus Hofstede, qui vient de retraduire La société du spectacle, Martin de Haan, traducteur de Houellebecq et dix autres des traducteurs engagés dans ce vaste projet éditorial.
Ceux-ci, comme tous les autres depuis 20 ans, furent, au moment de leur départ, raccompagnés par Françoise Wuilmart, « comme on le fait ici », dit-elle, les saluant et les tenant du regard « jusqu’à ce qu’ils aient franchi tout au bout du chemin la barrière ».
Table ronde « Traduire Simenon » avec Françoise Wuilmart et Jan Robert Braat samedi 3 octobre à 16h au festival Vo-Vf, le monde en livres à Gif-sur-Yvette
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