Dès le moment où Bain de lune de Yanick Lahens a paru en France et y a remporté le prestigieux prix Femina, j’ai eu envie de le lire. Des amis et des collègues haïtiens et français me le recommandaient vivement. Mais hélas, ma maîtrise du français est celle d’un Américain qui a appris cette langue à l’école : elle ne me permet pas de percevoir la qualité ni les visées littéraires d’un texte.
Russel Banks © Cyrille Choupa
J’arrive à suivre l’histoire, guère plus. Maintenant que je peux lire ce roman en anglais, grâce à l’excellente traduction d’Emily Gogolak, je me rends compte que j’ai bien fait d’attendre, car Bain de lune est une œuvre pleine de subtilités linguistiques, suprêmement intelligente, qui exige de son lecteur une grande attention — et l’en récompense amplement.
À ce titre comme à bien d’autres, elle soutient la comparaison avec Texaco de Patrick Chamoiseau et Beloved de Toni Morrison. Pour vivre un tel roman dans sa chair, le lecteur doit être capable d’en entendre l’incomparable voix (les voix, devrais-je dire). Bain de lune sollicite essentiellement deux voix en alternance, deux points de vue distincts. La première, mise en relief par les italiques, est celle d’une femme dont le nom, l’identité et le destin ne nous sont pleinement dévoilés qu’à la fin du roman.
Lyrique et mystérieuse, lourde de chagrin, elle nous relate une histoire de trahison, d’abandon et de rédemption finale. Elle forme le cœur spirituel du livre. La seconde est la voix collective, chorale et féminine d’une communauté — le point de vue d’un peuple par opposition à celui d’un seul individu —, ce qui en fait donc le cœur politique du livre, politique au sens fort. Cette voix-là porte l’intrigue, nous entraîne à travers les générations depuis l’avant-Duvalier jusqu’au temps présent où tout change, et où pourtant rien ne change.
À elles deux, ces voix tissent une tapisserie spirituelle et politique qui est ni plus ni moins l’histoire du peuple haïtien. Et cependant, malgré toutes ses particularités locales — les croyances, cérémonies et vieilles traditions vaudoues d’un village créole perdu dans les collines, sa culture et sa langue —, c’est une histoire universelle.
Ce qui est indéniablement vrai des personnages de Lahens l’est indéniablement pour chacun d’entre nous. Et, malgré toutes ses références au monde contemporain — occupation(s) américaine(s) d’Haïti, règne des Duvalier et des macoutes, ascension et chute d’Aristide, cyclones dévastateurs, tragiques noyades de migrants fuyant vers Miami, jusqu’à l’épidémie récente de choléra gracieusement importée dans l’île par les Nations unies —, l’histoire que nous raconte Lahens est aussi classique et intemporelle qu’une tragédie grecque.
Elle aurait pu se passer dans des centaines, peut-être des milliers d’autres endroits, depuis les collines du Honduras jusqu’au Soudan et au Cambodge. Tout village isolé pourrait en être le cadre, où que ce soit dans le monde, y compris dans le Maine, le Mississippi ou l’Idaho. Si elle se passe en Haïti, c’est seulement parce qu’Haïti est l’univers que Yanick Lahens connaît le mieux.
Un grand roman transforme l’imaginaire de son lecteur. En le refermant, nous nous faisons une autre vision du monde et de l’humanité, une vision qui a été modifiée en profondeur, de façon durable, au lieu d’être simplement retouchée en surface.
En finissant Beloved de Toni Morrison, par exemple, l’expérience vécue par ses protagonistes est comme devenue nôtre : l’inhumain enfermement de l’esclavage, l’enfant qu’on doit tuer de ses mains pour lui éviter une vie pire que la mort, la présence continue et aimante d’un fantôme. Tel est le pouvoir unique de la grande fiction : elle apporte au lecteur une expérience, et non pas seulement un récit.
Bain de lune produit le même effet. Ce n’est pas du « réalisme magique » : c’est du réalisme tout court, et de la plus belle eau. De sorte qu’en arrivant aux dernières pages, nous avons vécu tout ce qu’ont vécu les personnages de Lahens, leurs souffrances et leurs joies, les cruautés qu’ils ont commises ou subies, leurs extases religieuses et leurs reniements, et la présence permanente de leurs dieux. Et nous en ressortons autres.
Russell Banks, Juillet 2017
(traduit de l’anglais par Diane Meur)
La version originale de ce texte de l’auteur Russell Banks est la préface à la traduction américaine, par Emily Gogolak, de Bain de lune (Moonbath) parue en 2017 aux éditions Deep Vellum, Dallas. Ce texte vous est proposé en exclusivité par Sabine Wespieser en partenariat avec le groupement des librairies Initiales.
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