C’est une somme sidérante d’analyses et de recherches sur les sociétés matriarcales que publient les éditions Des femmes — Antoinette Fouque. L’ouvrage de Heide Goettner-Abendroth représente de longues années de travail, pour aboutir à une publication dont ActuaLitté vous propose de découvrir différents extraits.
Le 01/10/2019 à 10:01 par Auteur invité
Publié le :
01/10/2019 à 10:01
L’une des plus grandes avancées dans l’histoire de l’humanité est l’art de la navigation pratiqué par les peuples marins, qui ont été capables de peupler les îles du Pacifique réparties sur une infinité de milles océaniques. En comparaison, les voyages que les Argonautes de la Méditerranée et les Vikings de l’Atlantique Nord ont effectués des milliers d’années plus tard étaient des trajets lilliputiens à travers la faible étendue d’eau séparant une terre d’une autre. Ce n’est que des centaines d’années après les Vikings que Colomb se risquerait à traverser l’Atlantique sur ses gros vaisseaux.
À ce moment-là, toute la zone Pacifique était habitée par les peuples Micronésiens et les Polynésiens. Les Micronésiens diffèrent des Polynésiens : ils sont en général d’une taille moins élevée et leurs origines asiatiques sud-orientales se remarquent davantage. Ils se sont établis dans les atolls coralliens micronésiens, petits, bas et arides, largement disséminés dans la zone tropicale, où ils sont parvenus à vivre, tandis que les Polynésiens se sont établis dans l’aire beaucoup plus vaste du Pacifique, en partie dans la zone tropicale et en partie dans la zone subtropicale.
Les îles volcaniques escarpées dont ils ont fait leur foyer reçoivent davantage de précipitations et sont couvertes de végétation. Les routes audacieuses qu’ont suivies les Polynésiens les ont menés aussi loin au nord qu’à Hawai’i et aussi loin au sud qu’en Nouvelle-Zélande (Aotea Roa), et les ont conduits jusqu’à la lointaine île de Pâques (Rapa Nui), l’endroit le plus isolé sur terre. Dans ces premiers temps de l’habitat humain, l’île de Pâques servait probablement de tremplin pour des expéditions le long des côtes sud-américaines occidentales, tout comme Hawai’i servait de relais vers la côte d’Amérique centrale.
Dans toute la zone Pacifique, les Micronésiens et les Polynésiens ont apporté avec eux l’architecture mégalithique hautement développée qui trouve son origine chez les peuples matriarcaux d’Asie du Sud-Est et d’Indonésie. Des preuves de cette connexion sont apportées par la recherche linguistique sur les langues austronésiennes, qui les fait remonter à des racines asiatiques sud-orientales, en particulier taïwanaises, tandis que l’archéologie et l’ethnologie fournissent des preuves supplémentaires. Les recherches les plus récentes sur le génome humain ainsi que sur la bactériologie humaine montrent aussi que les premiers habitants du Pacifique venaient initialement d’Asie du Sud-est (Taiwan).
Les bateaux sur lesquels les peuples océaniques ont parcouru des milliers de kilomètres en pleine mer nous semblent rudimentaires, pourtant il s’agissait d’inventions particulières extraordinairement adaptées à la navigation hauturière. Aujourd’hui encore, les habitants des îles Trobriand se déplacent sur des canoës « Kula » d’une grande stabilité, abondamment sculptés et décorés, naviguant en pleine mer jusqu’aux autres îles de Mélanésie.
Les Polynésiens sont renommés pour les pirogues effilées, rapides et sûres, avec lesquelles ils pêchent à la fois dans les lagons et en haute mer. Leurs plus grandes embarcations sont des canoës doubles, construits comme des pirogues, mais liés par paires, dont ils se servent pour des expéditions de plusieurs semaines ou de plusieurs mois à travers l’immensité du Pacifique.
Ce n’est pas juste le désir d’aventure, ou l’appât du gain, qui motivait ces expéditions, mais l’absolue nécessité de dénicher des terres arables, une denrée assez rare étant donné les immenses distances en jeu pour atteindre des chapelets d’îles relativement petites. La famine, la misère, les agressions croissantes dues à la pénurie de terres ont conduit ces peuples toujours plus loin sur les mers dans l’espoir de découvrir une nouvelle île fertile.
Pareille île pouvait être un atoll corallien sans relief, ou peut-être le sommet d’un volcan ayant émergé sous la poussée d’un des innombrables cratères sous-marins. Cette recherche a conduit ces peuples navigateurs dans des zones qui s’étendent de latitudes proches de l’Antarctique dans l’hémisphère sud (Nouvelle-Zélande) à la zone équatoriale, et aussi loin que des latitudes subtropicales dans l’hémisphère nord (Hawai’i). On ignore le nombre de ceux qui se sont lancés dans cette recherche de terres arables et n’ont jamais atteint leur but.
Toutefois, il a clairement été établi qu’ils ne s’en sont pas remis au hasard pour ces voyages. Les départs étaient bien organisés: ils étaient entrepris par groupes d’environ cent soixante personnes – moitié hommes, moitié femmes – issus de clans distincts, mais appariés par mariage, avec quatre-vingts personnes environ par pirogue à double coque. Hommes et femmes se partageaient à égalité le travail de mener les bateaux à la voile ou à la rame, et les femmes emportaient aussi avec elles des semences et des tubercules de leurs plantes cultivées. Il ne fallait pas compter sur un voyage entrepris à la légère pour fournir les produits de première nécessité lors d’une nouvelle installation en territoire inconnu.
Comme ils naviguaient uniquement à la voile et à la rame, leurs routes maritimes étaient déterminées par les vents et les courants océaniques. Dans le Pacifique, l’orientation principale des courants et des alizés favorables est d’est en ouest – c’est-à-dire des Amériques vers l’Asie. Mais les Polynésiens venaient de la direction opposée : d’ouest en est. La rame n’étant pas un moyen très efficace pour couvrir des distances océaniques, ils naviguaient à la voile – ce qui voudrait dire que les Polynésiens étaient passés maîtres dans l’art de naviguer contre le vent sur de grandes distances.
Leurs canoës doubles étaient bien équipés pour cela, avec la proue et la poupe construites à l’identique – ce qui leur permettait de changer de direction sans avoir à faire tourner le bateau. La route vers les nouvelles îles n’était pas toujours directe, si bien qu’ils viraient de bord et déviaient, modifiant leur route en fonction des impératifs des courants et des vents. Le retour sous le vent était en général plus facile que le voyage aller, mais ils se servaient des divers courants océaniques allant dans différentes directions. Ils dressaient soigneusement des cartes de ces courants et les conservaient, les gravant dans le bois à la proue et à la poupe de leurs bateaux.
Ils ont aussi établi des routes régulières dans les deux sens – par exemple, entre Tahiti et Hawai’i, et même entre l’île de Pâques et la Nouvelle-Zélande. Découvrir des îles disséminées dans l’infinité de l’océan exigeait des techniques de navigation extrêmement développées. Les peuples océaniques naviguaient d’après les étoiles et possédaient une remarquable connaissance de leurs déplacements dans le ciel.
Ils affinaient leur technique grâce à d’autres compétences: l’observation des animaux marins, tels les dauphins et les baleines, grâce à laquelle ils ont découvert les courants océaniques ; l’observation de l’ondulation des vagues, pour laquelle ils disposaient d’instruments spéciaux; celle de la formation des nuages ainsi que du comportement des oiseaux de mer, qui leur a permis de déterminer à quelle distance ils se trouvaient des terres situées au-delà de l’horizon visible. Tout cela fait d’eux les plus grands marins de l’histoire de l’humanité.
Pendant des millénaires, ils se sont propagés, petit à petit, d’ouest en est – avec quelques déplacements en sens inverse – dans toute la zone Pacifique. Au l de leur déploiement sur plusieurs zones climatiques, leur agriculture originelle a dû évoluer pour s’adapter à différents milieux sur diverses îles. Cela explique la variété des systèmes économiques de ces îles, de l’agriculture tropicale, à Hawai’i, à l’horticulture subantarctique, la chasse et la pêche, en Nouvelle-Zélande.
On conçoit aisément que, avec une telle diversité sur terre, le ciel étoilé ait servi de dénominateur commun à la pensée de ces peuples marins, en particulier en ce qui concerne la lune comme moyen de mesurer le temps. Les mouvements apparents du soleil changent radicalement d’une zone climatique à l’autre : dans les régions équatoriales, le soleil détermine le moment de la journée, mais pas celui de l’année, tandis que dans les régions polaires il détermine le moment de l’année, mais ne varie presque pas en fonction de celui de la journée.
La courbe variable que le soleil trace dans le ciel à travers les différentes zones climatiques ne se prêtait pas à ce qu'on en fasse la mesure exacte et cohérente du temps, mais la lune conserve son rythme régulier de vingt-huit jours partout à travers le globe. Aussi, ici, dans les cultures de l’océan Pacifique – et non seulement ici, mais dans toutes les anciennes cultures –, la lune était l’horloge originelle, et la plus fiable. De l’Indonésie à la Mélanésie et à la Polynésie, le temps était dé ni uniquement par le calendrier lunaire, et les gens comptaient le temps selon les nuits et non selon les jours.
D’ailleurs, Hina (Hine, dans la langue maorie), la déesse de la lune, a été jusqu’à la christianisation la divinité féminine polynésienne prédominante, et elle était grandement vénérée en tant que mère de tous les êtres vivants. Sous le nom d’« Hinakua », dans l’est, elle était la déesse de tous ceux qui allaient naître, et sous le nom de « Hina-alo », dans l’ouest, elle était la déesse de tous ceux qui étaient déjà nés.
Accompagnée de « Ku », une divinité masculine, elle embrasse tout le ciel et toute la terre, d’est en ouest. Hina et Ku étaient les deux grandes divinités ancestrales polynésiennes, mais elles n’étaient pas les plus anciennes dans l’histoire de la formation de l’univers, comme il est dit dans le « Kumulipo » hawaiien, ou chant de la création. Au début était la nuit – mystérieuse, femme, nuit infinie bleu foncé appelée « Po ». Elle a donné naissance par parthénogenèse à son fils Kumulipo et à sa fille Po ele. De l’union charnelle de ces deux derniers sont nées les mers et la terre; la première à naître fut Hina, la déesse de la lune.
Que ces peuples océaniques aient tenu en haute estime la déesse de la lune n’est pas étonnant, car son influence se manifeste directement sous leurs yeux : elle détermine les phases de la lune, et par là même, dans ces régions aquatiques, les marées et le temps qu’il fait. Elle a une incidence sur la croissance des plantes tropicales, qui sont ensemencées et récoltées selon le calendrier lunaire. Par la simple alternance entre lumière et obscurité, elle illustre la transition de la vie à la mort et le retour de la mort à la vie. En effet, pour toutes les cultures du Pacifique – Indonésie, Mélanésie, Micronésie, Polynésie –, elle était la déesse de la vie, de la mort et de la renaissance.
Son fils mythique était Maui (ou Tiki), caractérisé par ses attributs à la fois divins et humains. Dans son rôle divin, il était le protecteur de la lune : il livrait combat au soleil pour l’empêcher d’éclipser sa mère ; d’autre fois, il ralentissait la course du soleil pour elle, afin qu’elle ait plus de temps pour finir de tisser son étoffe. Pour elle, il a séparé le ciel de la terre, découvert l’usage du feu, s’est enfoncé dans les profondeurs marines pour en remonter des îles destinées à être habitées, et il a sauvé sa mère attaquée par un monstre marin (éclipse de Lune).
Dans son rôle humain, il était un roi-prêtre chamanique, héros créateur de culture et grand navigateur découvreur de nouvelles terres, voué au bien-être de l’humanité. En tant que magicien, il s’est mis en quête de sa propre immortalité et de celle de l’humanité. Il supplia sa mère d’accorder l’immortalité aux humains par simple résurgence, comme elle-même réapparaissait chaque mois, mais elle refusa. Aussi Maui a-t-il tenté de se glisser dans Hina par sa bouche – dans certaines versions, son utérus – afin d’obtenir l’immortalité, mais cette tentative échoua pareillement. Il est resté l’enfant de la lune, soumis à la mortalité.
Ce très vieux et très répandu mythe polynésien reflète l’ancienne forme matriarcale de la royauté sacrée dédiée à la déesse, qui était la forme symbolique à l’aube de la royauté polynésienne. Les rois se considéraient eux-mêmes comme les descendants directs de la déesse de la lune et de Maui, et ils portaient le titre de « Maître de la Lune » aux Tonga tandis qu’aux Samoa la mort d’un roi était proclamée par la formule « la lune est tombée ».
Les Polynésiens expriment également la vénération des ancêtres et l’adoration du roi par l’érection de grandes pierres et la construction de monuments mégalithiques. Ils étaient à la fois temples à ciel ouvert, autels sacrificiels, observatoires d’astronomie et, dotés de réflecteurs faits de coquillages qui scintillaient au soleil, amers pour les bateaux. Ils étaient même parfois construits en forme de bateau, comme dans le cas de l’île de Pâques. Dans le folklore hawaiien, les pierres basses et arrondies étaient féminines (« papa »), tandis que les pierres dressées et pointues étaient masculines (« pohaku »). Certaines servaient de siège de naissance aux femmes du chef.
La ressemblance frappante entre les constructions mégalithiques des peuples matriarcaux tels que les Khasi du nord-est de l’Inde et celles des Polynésiens – une ressemblance qui inclut des parentés linguistiques – indique une très ancienne connexion culturelle via le lien fourni par les peuples navigateurs de l’Asie du SudEst. Ainsi, les lieux de vénération polynésiens rectangulaires sont appelés « tohua », tandis qu’en Assam les lieux de vénération sont des cercles de pierres appelés « tehuba ».
Une pyramide tronquée à degrés qui abrite une tombe sacrée est dite « ahu » par les Polynésiens, tandis qu’en Assam elle est appelée « dahu ». Les éléments des lieux rectangulaires et des pyramides tronquées, de même que les grands menhirs représentant les ancêtres qui servaient de trône aux rois et aux chefs, sont combinés dans les « marae », ou temples à ciel ouvert polynésiens. Dans les diverses cultures insulaires, ils ont acquis différentes caractéristiques, tantôt plus simples, tantôt plus complexes.
Les pyramides à degrés de Tahiti peuvent atteindre quelque 12 mètres de haut, tandis que les habitants de l’île de Pâques ornaient leurs ahus non seulement de menhirs, mais aussi d’immenses figures de pierre. Tous ces monuments sont encore considérés comme les « lits des Ancêtres », où les hommes les plus éminents de la tribu peuvent avoir le privilège de communiquer avec les esprits.
Dossier - Les sociétés matriarcales : les cultures autochtones dans le monde
Heide Goettner-Abendroth ; Saskia Walentowitz ; trad. Camille Chapla – Les sociétés matriarcales ; recherches sur les cultures autochtones à travers le monde – Des Femmes Antoinette Fouque – 9782721007018 – 25 €
Paru le 19/09/2019
574 pages
Editions des Femmes
25,00 €
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