Déjà, en avril 2012, quelques semaines encore avant que le président de la République François Hollande ne soit élu, Aurélie Filippetti, alors députée de Moselle en charge de la culture, de l'audiovisuel et des médias dans l'équipe du candidat, lançait une déclaration fulgurante : « Al Jazeera contribuera au financement de la création. » Au-delà de la petite phrase, il fallait comprendre que des firmes américaines, installées en Europe, et leur logique d'optimisation fiscale, avaient mangé leur pain blanc. Le changement, c'était maintenant !
Le 14/05/2014 à 17:41 par Nicolas Gary
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14/05/2014 à 17:41
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Google et Apple en Irlande, Amazon au Luxembourg, et Starbucks pas très loin : toutes ces entreprises américaines ont installé un siège social pour leurs filiales européennes, dans des pays présentant de confortables avantages fiscaux. Et pour celle qui allait devenir la ministre de la Culture, il fallait déployer des outils déjà existants, pour parvenir à taxer les sociétés. Non pas en regard des effectifs sur le territoire national, mais selon le chiffre d'affaires qui est réalisé dans le pays : la solution avancée à l'époque, c'était « l'établissement virtuel stable ».
Une solution importante pour rétablir la concurrence entre les acteurs étrangers et français dans l'Hexagone. Et l'élue d'assurer alors : « Il faut absolument avancer au niveau européen sur cette question. »
Gaston LaGAFA
Depuis, eh bien, François Hollande a été élu, et la ministre a dernièrement eu l'occasion de répéter que l'établissement virtuel stable faisait l'objet de discussions internationales pour sa mise en place. Le Conseil national du numérique avait bien, en mai 2012, proposé que le gouvernement se penche pour la création d'un statut européen autour de cette notion. Pour mémoire, cette dernière consiste à établir une forme de domiciliation fiscale pour les entreprises dématérialisées ou non, et qui ne disposent pas d'un siège social en France. Mais surtout, dont l'activité marchande sur un territoire est inversement proportionnelle au nombre d'employés de leur siège.
Évidemment, les gros Américains comme Google, Apple, Facebook, Amazon, ou GAFA, étaient ciblés. C'était là le retour d'une vieille idée, quelque part entre la taxe Google et la fiscalité Amazon, avec pour vocation première le retour d'un équilibre dans la concurrence. La future ministre l'avait précisé à Charlie Hebdo, en mai 2012 :
Il ne s'agit pas de taxer pour taxer, mais de rétablir une forme de juste concurrence. Si on n'intervient pas, il va se passer ce qui s'est déjà passé dans d'autres pays: en Australie, par exemple, où il n'y a pas de prix unique du livre, Amazon a tué deux très grands réseaux de libraires en cassant les prix. Et maintenant, ils sont ultradominants sur le marché et ils remontent les prix… Amazon est un passager clandestin de l'économie. Il profite du système français, sans en payer le coût de mutualisation. C'est un parasite et, à terme, comme tous les parasites, il tue l'organisme sur lequel il se greffe.
Et ce même mois, elle évoquait l'urgence de la situation : « Il faut les mettre en place, sinon on aurait une concurrence déloyale entre ces acteurs étrangers et les acteurs français comme les fournisseurs d'accès à Internet, qui contribuent déjà au financement de la culture. Il faut absolument avancer au niveau européen sur cette question. »
L'OCDE à la rescousse
Un an et demi plus tard, à l'occasion d'une session ordinaire au Sénat concernant le projet de loi de finances pour 2014, tout un pan était dédié à la fiscalité numérique et aux contenus culturels à l'heure du numérique. Faisant suite à deux missions d'expertise, demandées par le ministère de l'Économie et du redressement productif, pour la fiscalité, et par le ministère de la Culture, pour les contenus culturels, on évoquait de nouveau dans le « cadre international », la « définition de la notion cardinale d'établissement virtuel stable ».
Celle-ci était seule de nature à permettre une appréhension en France des bénéfices réalisés par des entreprises étrangères. Le rapport précise en effet que « dans le contexte de l'économie numérique, il pourrait être considéré qu'une entreprise qui fournit une prestation de service sur le territoire d'un état au moyen de données issues du suivi régulier et systématique des données de l'internaute sur le territoire de cet état doit être regardée comme y disposant d'un établissement virtuel stable ». Pour autant, les caractéristiques de cette définition doivent être discutées et élaborées a minima au niveau européen, ou plus efficacement au niveau de l'OCDE.
On notera l'ironie de la chose, quand Arnaud Montebourg saluait en 2012 l'implantation d'un centre Amazon, jouissant d'aides publiques pour son ouverture, quand dans le même temps, son propre ministère envisageait donc de taxer la firme, et ses semblables.
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
L'Organisation de coopération et de développement économiques était alors présentée comme l'interlocuteur le plus à même d'intervenir dans ce projet, et parmi différentes mesures présentées en… 2004, était envisagée la création d'une notion d'établissement stable virtuel électronique.
Les principales conclusions qu'elle a dégagées sont les suivantes :
- un site Internet ne peut en lui-même constituer un établissement stable ;
- en général, un accord prévoyant l'hébergement d'un site Internet n'aboutit pas à la création d'un établissement stable pour l'entreprise qui exerce des activités commerciales par l'intermédiaire de ce site ;
- un fournisseur de services sur Internet n'est pas réputé (en vertu de la règle précitée mandataire/établissement stable) constituer un établissement stable pour les entreprises auxquelles il prodigue des services ;
- si un lieu comportant des équipements informatiques, tels qu'un serveur, peut, dans certaines circonstances, constituer un établissement stable, il faut pour cela que les fonctions qui y sont exercées ne soient pas seulement de nature préparatoire ou auxiliaire.
Vente à distance de livre : le Saint Graal
Et aujourd'hui ? Amazon n'a pas vraiment à s'inquiéter. Parce qu'en guise de rétablissement de la concurrence, la France a sorti de son chapeau un projet de loi portant sur la vente à distance de livres. Ce dernier visera - si la Commission européenne finit par l'accepter, rien n'est moins sûr - à empêcher la gratuité des frais de port, cumulée à la remise de 5 %. Pourquoi ? Parce que cela est anticoncurrentiel.
En janvier dernier, la ministre, montée à la tribune, défendait fermement son texte : «Il s'agit non de brimer certains acteurs et certaines pratiques, mais de donner à tous les moyens de se positionner sur la vente en ligne. En d'autres termes, de restaurer la concurrence. »
Pour remettre de l'ordre dans les comptes, et rétablir la justice concurrentielle, nous sommes donc passés du rétablissement de la concurrence, à l'interdiction du cumul de deux pratiques commerciales légales - mais contraires à l'esprit de la loi Lang. Plutôt que de sanctionner la fiscalité des sociétés américaines, on introduit une mesurette quasi indolore. Et Aurélie Filippetti d'ajouter :
La gratuité des frais de port, en sus de la remise de 5 % autorisée par la loi Lang, constitue un avantage déloyal qu'utilisent les libraires en ligne, à l'origine d'une course à l'échalote dans la baisse des prix, en recourant à des pratiques d'optimisation fiscale pour équilibrer leurs comptes. La concurrence ne peut pas s'aligner sur la stratégie d'un groupe comme Amazon, assise sur la gratuité des frais de port et qui paie fort peu d'impôt sur les sociétés et de TVA. Ne voyons pas dans cette stratégie une marque d'altruisme pour les consommateurs. Elle est un argument commercial au service de la conquête de parts de marché. Amazon ne pratique pas la gratuité des frais de port sur tous ses produits et dans tous les pays.
Il fallait avoir confiance : on tenait avec cette législation le bon bout. Pourtant, la sénatrice Nathalie Goulet s'était bien étranglée, durant la séance. «Les clients d'Amazon et des librairies indépendantes ne sont pas identiques. Une différence de quelques centimes changera-t-elle la donne ? […] Les frais de port, finalement, c'est symbolique, pour ne pas dire cosmétique.» Oh, femme de peu de foi : puisque la rue de Valois promet que c'est avec un pareil texte que l'on parviendra à renverser la tendance et à remettre une saine concurrence, là où il n'y avait… rien. Rien ?
Le prix unique, mieux que l'établissement virtuel stable
Et pour cause : le législateur, convaincu de sa bonne foi, va donc mettre en place une interdiction, alors qu'Amazon avait trouvé une solution marchande pour respecter la législation française, tout en parvenant à disposer de la meilleure offre possible. Donc, on répond à l'astuce marchande par la chorégraphie savante d'un projet de loi loufoque. Et surtout, on s'empresse de ne plus s'attaquer à un problème majeur et réel, avec une législation fumeuse.
La ministre clamait déjà, quelques mois auparavant, à l'Assemblée nationale :
Le livre doit donc être soumis à des réglementations économiques différentes adaptées à sa spécificité, non pas pour tuer la concurrence, mais bien au contraire pour assurer une juste concurrence, garante de la diversité culturelle, éditoriale et créatrice de l'ensemble de la chaîne du livre. Or le seul moyen d'assurer cette juste concurrence entre les acteurs de la chaîne du livre, et donc la diversité de celle-ci, était d'avoir un prix unique, fixé non pas administrativement, mais bien par les éditeurs, par les professionnels, et qui s'applique sur l'ensemble du territoire.
Or, à la première adoption du texte, on était arrivé à des calculs ubuesques et différents cas de figure qui découleront de l'amendement, adopté, du gouvernement :
Fort heureusement, le passage de la loi au Sénat avait simplifié les choses : désormais on allait pouvoir appliquer 5 % du prix de vente du livre, enlevés des frais de port - mais en interdisant bien que la livraison soit gratuite. Voici la petite infographie de bon goût que la rue de Valois avait proposée.
Avis circonstancié et circonstances avisées
Or, le ministère avait oublié de notifier la loi à la Commission européenne, et s'était retrouvé contraint de faire renvoyer la loi, pour une nouvelle discussion, le temps que la CE se décide. ActuaLitté l'avait dévoilé : la CE et l'Autriche ont estimé que le projet de loi français n'était pas vraiment conforme, et tous deux ont émis un avis circonstancié, avec pour conséquence des délais.
Y'a-t-il un pilote, conscient, rue de Valois ? Les établissements virtuels stables devaient lutter contre une concurrence déloyale, reposant sur les arrangements fiscaux des sociétés américaines. Et voilà que le monde du livre se félicite de la création d'une loi qui interdit le cumul de la gratuité des frais de port et de la remise de 5 % !
Pour mémoire, le Syndicat de la librairie française avait salué l'adoption du texte, considérant que l'interdiction du cumul « va considérablement limiter le ‘dumping' d'Amazon sur les ventes de livres ». Selon les chiffres avancés par le SLF, ce dumping implique une vente à perte, évalué à 2 milliards € annuellement, sur les frais de port, au niveau mondial.
Une pratique visant à « étouffer la concurrence et d'occuper à terme une position hégémonique sur le marché du livre qui lui permettra de relever les prix au détriment des lecteurs ». Et d'ajouter :
Les librairies indépendantes, au nombre de 3 000 aujourd'hui en France, constituent le circuit de vente physique de livres qui résiste le mieux commercialement, devant les chaînes et la grande distribution. Plus d'un tiers d'entre elles sont présentes sur le marché de la vente de livres sur Internet. Leur situation économique, naturellement sans commune mesure avec celle d'Amazon, ne leur permet pas de consentir les mêmes avantages. La loi votée par le Parlement va donc les rendre plus compétitives sur le segment le plus dynamique du marché du livre.
A défaut de grives, on mange des merles... et on avale des couleuvres ?
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