Le visage est sévère, la barbe poivre et sel et les traits tirés. L'homme est assurément fatigué. Il pourrait être professeur, médecin, chauffeur de taxi... probablement pas pompier, on ne le devine pas garder son calme devant les flammes. En fait, l'homme est libraire.
Le 01/06/2011 à 09:48 par Clément Solym
Publié le :
01/06/2011 à 09:48
Et avec le consentement de son éditeur, il vient de s'offrir la plus belle campagne de pub qui puisse être. Il est en colère, son métier souffre : voilà qu'il trouve l'occasion d'en faire un petit livre.
Et attention, pas question de s'en laisse compter (encore que...) ni conter, l'homme sait ce qu'il veut : « Mon métier ne s’accommode d’aucun compromis, on le fait à fond en y croyant toujours autant. Croire jusqu’au bout que personne ne nous imposera ce monde dont on ne veut pas. » L'affaire est entendue. Le libraire est donc d'une espèce plus proche du chêne que du roseau...
Éprouvants écrans, éprouvant métier
Pourtant, l'homme n'en peut plus. Cette société éprouvante, il est épuisé, tout particulièrement de ces « écrans », honnis, insupportables. Parce qu'ils sont aujourd'hui la seule raison pour laquelle le public s'arrête, se fige.
Ils n’ont qu’une seule envie, se sortir de ce bourbier. Plus aucune curiosité, ces objets morts, qui ne bougent même pas, ne leur procurent aucun frisson. Pas une seconde d’attention. Glissez un écran au milieu de ce grand foutoir et les voilà soudainement intéressés.
Dès que ça bouge, « que ça s’explique tout seul », qu’il n’y a aucun effort à faire, on peut espérer de leur part un minimum d’attention. Toutes ces tables remplies de livres dans un silence religieux peuvent provoquer une certaine irritation, peut-être même des démangeaisons. Il ne faut pas leur faire peur. Une librairie peut ressembler parfois à un monastère cistercien.
La même, en couleur, avec d'autres
Le lecteur aura le droit de se demander dans quelle mesure cette série de jérémiades ne pourrait pas s'appliquer à une activité autre. Est-ce que cela pourrait marcher avec, mettons, un fleuriste ? Un chocolatier ? Une maison de la presse, pour rester dans l'imprimé ?
Mais évidemment, ce n'est pas une raison pour que l'on se taise. Après tout, ma souffrance vaut tout autant que celle du voisin, et il n'est pas question de se taire. Mais dans ce cas, j'attends fermement de L'Éditeur, qu'il publie Un Coiffeur en colère, Un épicier en colère, et ainsi de suite, déclinant le thème. Et allons-y joyeusement : toute une collection En colère !
Sinon, j'avoue ne pas comprendre pourquoi un libraire - un seul ? - aurait le monopole de la colère, au même titre qu'un Stéphane Hessel celui de l'indignation. Non mais !
Dans passion, y'a souffrance, alors silence !
Alors, certes, la profession de foi est belle : « Bref ce métier est ma passion et je ne désespère jamais de modifier le parcours de tous ces rapides qui ne tournent jamais la tête. » Mais manifestement, c'est la foi d'un Tartuffe qu'on nous assène. Parce que la foi déplace des montagnes, et que ces dernières sont bien plus légères, quand bien même elles pèseraient des milliers de gigaoctets, quand elles sont en numérique.
Mais les honnis écrans, vous pensez bien...
Alors évidemment, c'est la parole d'un seul, dans le brouhaha de tous, car « il ne s’agit pas ici de généraliser, mon expérience est personnelle et je ne suis le porte-parole d’aucun autre libraire. Chacun pour soi et les vaches seront bien gardées. C’est la force et la faiblesse de ce métier. Une librairie ne ressemble à aucune autre, elles sont toutes différentes, en tout cas les librairies indépendantes, et n’aspirent qu’à la seule vérité de celui ou de celle qui la dirige ».
Lassitude ? Faut se renouveller !
Et sûrement, après trente ans de métiers, et une lente dégradation des conditions de travail, on a le droit de se plaindre. Peut-être moi-même, directeur de cette humble publication, dans trente ans, qui sait... Quoi que je pourrais, d'ores et déjà, me plaindre de ces annonceurs trop frileux, parce qu'internet les inquiète, et que mes espaces publicitaires ne se vendent pas, ou mal, ou peu, dans tous les cas pas assez à mon goût. Ou que les lecteurs, frivoles, volages, convolent d'un site d'information à l'autre, piochent, picorent et reviennent parfois...
Et d'autres choses encore, vraiment, sans avoir à chercher, ça va venir : les fils de doléance, ça vient vite, pas besoin de tirer... Et puis après tout, la loi sur le prix unique du livre numérique, ils l'ont eue, les libraires - et on a suffisament tenté d'expliquer à quel point c'était merveilleux pour eux...
Monsieur le libraire, nous allons avoir une longue conversation. Ce n'est pas ma faute, c'est vous qui avez commencé.
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