Début novembre, Philippe Lemoine, président du Forum d'Action Modernités et président de la Fondation internet nouvelle génération (Fing), rendait un rapport conséquent sur la transformation numérique de l'économie française. Au sein de ce document commandé par Pierre Moscovici, Arnaud Montebourg et Fleur Pellerin, la « librairie du futur » fait office de modèle pour un « commerce réinventé ».
Le 19/11/2014 à 17:25 par Antoine Oury
Publié le :
19/11/2014 à 17:25
La librairie du futur, avec des T-1000 lecteurs
Prototype BookSeat, par Eric Haas, présenté à la Foire de Francfort 2014
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Difficile, pour le commun des mortels, de saisir la véritable finalité des rapports remis aux ministres. La nouvelle grammaire du succès : La transformation numérique de l'économie française explore ainsi les opportunités du numérique pour l'économie française, avec un constat rapidement dressé, dès la première partie du document. « La transformation numérique est en cours et est plus porteuse d'opportunités que de risques pour l'économie française », soit.
Pour ne pas rester au stade de la simple analyse, l'équipe derrière le rapport a souhaité le renforcer de propositions concrètes, directement adressées aux ministères concernés.
Transformation numérique qui touche évidemment divers secteurs de l'économie française, autour de trois pôles : automatisation, dématérialisation, et désintermédiation/ré-intermédiation.
Illustration de la transformation numérique, extraite du Rapport Lemoine
Au sein de ces 9 « projets sectoriels emblématiques pour action immédiate », on trouve mention d'une « librairie du futur ».
Leur choix a été guidé à la fois par leur incarnation des différents effets de la transformation numérique, leur caractère renversant pour l'économie et pour l'imaginaire collectif, la nécessité de recourir à une grammaire du numérique pour gérer leur complexité.
La réinvention du commerce de la librairie aura donc lieu pour son statut exemplaire au sein de la transformation du commerce. Rôle exemplaire que l'on doit à Amazon, principal concurrent, « en passe de devenir le 1er libraire [de France, NdR] et [qui] détient près de 70 % des ventes de livres en ligne ». Le rapport, dans ses constats, note que le handicap des libraires « est d'ordre logistique : il faut pouvoir livrer un client en moins de 24 heures et leurs systèmes d'approvisionnement et de distribution ne le permettent pas ».
Pour y remédier, le rapport propose une solution :
Construire la « librairie du futur », premier cas d'application de la réinvention du commerce, qui se matérialiserait par le lancement d'un plan de modernisation des 7 logisticiens qui relient les 450 éditeurs et les 4000 libraires français afin de permettre un réapprovisionnement en 24 heures, la mutualisation des stocks et la mise en réseau des libraires, une évolution des libraires vers un métier de prescripteurs de support et de livre numériques, et l'expérimentation de solutions print — lab d'impression des livres in situ.
Mutualisation des stocks et mise en réseau, une proposition qui rappelle les réseaux Canal BD, Librest ou Paris Librairies, qui ont appliqués ce modèle à leur groupement de librairies indépendantes. L'Association de Défense des Métiers du Livre (ADML) avait également formulé, il y a déjà un moment, cette idée d'un comptoir national reliant libraires et éditeurs indépendants, pour des livraisons en moins de 24 heures. Le rapport évoque également l'impression à la demande au sein des librairies, une piste évoquée à l'international — mais aussi, parfois, abandonnée suite à un faible retour sur investissement —, pour un meilleur service au clients.
MO3T : MOdèle Très Très Très bien
En guise d'illustration pour sa « librairie du futur », et sa « dynamique de projet », le rapport Lemoine cite le projet MO3T, ce qui ne manquera pas de faire sourire les spécialistes du secteur. D'abord, parce que MO3T ne donne plus vraiment de signe de vie, en témoigne son site Web. Voilà ce que retient le rapport :
Le cadrage du projet est à poursuivre avec les acteurs du réseau des libraires et de l'édition. En poursuivant la dynamique engagée dans la cadre du projet MO3T qui réunit déjà 18 acteurs du livre et des NTIC pour démontrer la faisabilité technique et économique d'un tel modèle en France et à l'international, parmi lesquels Paris Librairie, Editis, SNE, Flammarion, Gallimard, en favorisant l'ouverture à des start-ups et la collaboration avec le Groupe La Poste.
Rappelons que MO3T a été amorcé et piloté par Orange, et qu'il est financé par la Caisse des Dépôts, dans le cadre des Investissements d'Avenir – il s'agit donc d'un projet directement financé par une institution publique française. Les commanditaires du rapport Lemoine sont donc récompensés d'un bon point.
Plus sérieusement, la relation entre la proposition et la dynamique du projet est ténue : MO3T ne se préoccupe que de livres numériques, quand la proposition du rapport met l'accent sur le réseau et le circuit suivi par le livre physique. En y appliquant, certes, les outils de « l'internet physique », à savoir les possibilités de dématérialisation des services et étapes logistiques, pour une meilleure efficacité.
Difficile de ne pas dresser un parallèle entre le projet MO3T, long à mettre en œuvre, et Tolino, l'initiative allemande, qui avait vocation à rivaliser contre Amazon. Les deux projets associent des acteurs traditionnels de la distribution de livres, et des sociétés de télécommunications, pour parvenir à une offre qui vaille la peine quant à la technologie et aux services aux clients.
Si Tolino assure que l'alliance a été suffisamment forte pour mettre un frein à l'expansion d'Amazon, les deux projets pêchent toutefois sur un point : les libertés du consommateur. En effet, l'un et l'autre répètent les erreurs — ou plutôt les volontés — d'Amazon et consorts, en appliquant un système fermé aux achats d'ebooks.
Selon les informations qu'ActuaLitté avait dévoilé sur MO3T, en novembre 2013, les discussions sont particulièrement longues, et l'ensemble du projet s'oriente vers une solution qui n'aurait rien à envier aux écosystèmes propriétaires d'Amazon ou d'Apple. Ainsi, on pouvait lire :
Grâce à MO3T, les éditeurs sont capables de concevoir de nouvelles offres et de contrôler l'accès, avec l'assurance que les mesures de sécurité contre le piratage et les droits numériques s'appliquent toujours, assurés par des opérateurs de bibliothèques personnelles.
On croit rêver. Pourtant, non : c'est bien une licence d'utilisation que le consommateur va pouvoir se procurer, et certainement pas l'achat d'un livre numérique, exactement comme chez Amazon. Si dans l'absolu, les DRM apposés sur les fichiers proposent une multitude de solutions dans la gestion des droits de lectures (impressions du document, prêts entre particuliers, etc.), elle n'apporte, concrètement, aucune innovation. Mieux : toute solution sans DRM qu'un éditeur souhaiterait intégrer dans MO3T est exclue de fait. Un oubli presque volontaire, qui risque d'écarter des éditeurs pour qui l'absence de DRM est un argument commercial. C'est que, dans l'écosystème numérique, l'éditeur est souverain, certainement pas le lecteur.
L'utilisation des DRM Adobe — société qui a récemment avoué surveiller les données personnelles de ces clients lecteurs de livres numériques — est toujours de mise dans ces écosystèmes, même si tous deux se présentent comme « ouverts ». Ouverts à la concurrence, certes, mais pas ouverts en matière d'accessibilité, sous prétexte de lutte contre le piratage. Évidemment, les instigateurs des projets soulignent que les éditeurs, et eux seuls, dictent leurs volontés en matière de protection numérique.
À un autre moment, dans le rapport, on peut lire :
La France a été l'un des premiers grands pays au monde à reconnaître des droits à ses citoyens avec la loi Informatique et Libertés ; ce qui s'est passé dans le monde avec l'affaire Snowden nous donne parfaitement raison. Nous pouvons aller encore plus loin, en misant sur l'éducation et sur la formation et en inventant des droits nouveaux et des libertés numériques nouvelles.
L'économie pourrait probablement bénéficier d'un regain de confiance aux consommateurs, et une offre vraiment ouverte serait un excellent argument face au monopole d'Amazon sur les livres numériques...
Rapport Lemoine - Ministère de l'économie by ActuaLitté
Commenter cet article