Les libraires Initiales voulaient eux aussi rendre hommage à la singularité d’une littérature insulaire francophone comptant parmi les plus riches au monde. Et plus largement, à ce que cette île, Haïti, a pu inspirer aux écrivains de là-bas et d’ailleurs.
« Ici, tout le monde vient d’ailleurs. [...] Les racines des uns se sont entremêlées à celles des autres pour devenir un seul et même tronc. Aux multiples ramifications, certes, mais un tronc unique. À vouloir les dénouer, on risque le dessèchement du tronc tout entier. » Louis-Philippe Dalembert (Avant que les ombres s’effacent, éditions Sabine Wespieser)
Ce roman de Yanick Lahens est un ravissement magistral qui séduit tant par la qualité de son écriture que par l’histoire si envoûtante et passionnante.
Nous sommes à Anse Bleue en Haïti, un village où la terre et les eaux se confondent. Une jeune femme est retrouvée, échouée sur la grève après avoir eu à subir une grande violence. Elle est la voix qui porte le récit, en interférant directement à plusieurs reprises. Elle est à l’image du roman, tout à la fois superbe, émouvant, d’une beauté violente.
Depuis trois générations à Anse Bleue, deux clans familiaux s’opposent : les Mésidor, riches propriétaires, hommes de pouvoir, qui ont fait main basse sur toutes les bonnes terres de la région, et les Lafleur, petits paysans pauvres, très attachés à leur pays, leurs valeurs et leurs croyances. Jusqu’au jour au Tertulien Mésidor croise le regard d’Olmène Lafleur. Ils se plaisent, leur attirance est réciproque et, de façon très ponctuelle, le lecteur, du bout des doigts, effleure l’« apaisement » des deux lignées rassemblées « enfin »...
Mais cela est faire du ressentiment ancré dans la terre, de la politique de terreur, de son opportunisme et, consécutivement, des rumeurs de terreur et de mort qui se dispersent partout, ravagent tout. Face au malheur ambiant, les paysans qui se fient aux seules puissances souterraines nous ramènent au vrai, à la mémoire, à la justesse et au respect, bercés par le créole haïtien. Bel hommage qui leur est rendu : « Tenter de vivre toujours à hauteur d’homme » !
Ce roman est marquant, l’on y apprend beaucoup, comme « empreinté » par cette auteure, à lire absolument !
Hélène Boyeldieu, L’Armitière (Rouen)
Sabine Wespieser, 2014 – 9782848051178 – 20 €
« J’ai écrit ce livre pour toutes sortes de raisons. Pour faire l’éloge de ce café (le café des Palmes) que Da aime tant et pour parler de Da que j’aime tant. Pour ne jamais oublier cette libellule couverte de fourmis. Ni l’odeur de la terre. Ni les pluies de Jacmel. Ni la mer derrière les cocotiers. Ni le vent du soir. Ni Vava, ce brûlant premier amour. Ni le terrible soleil de midi. Ni Auguste, Frantz, Rico, mes amis d’enfance. Ni Didi, ma cousine, ni Zina, ni Sylphise, la jeune morte, ni même ce bon vieux Marquis. Mais j’ai écrit ce livre surtout pour cette seule scène qui m’a poursuivi si longtemps : un petit garçon assis aux pieds de sa grand-mère sur la galerie ensoleillée d’une petite ville de province. Bonne nuit, Da ! »
Dany Laferrière
Quelle merveilleuse idée que la publication de ces récits d’enfance de Dany Laferrière par les éditions Zulma ! Comme de coutume dans ses textes, l’on retrouve avec ravissement le ton et les mots si justes et touchants de l’auteur : il y est question de sa vie de petit garçon à Petit-Goâve en Haïti, de ses journées passées dans la Galerie, blotti aux pieds de sa grand-mère – Da –, une femme d’une immense prestance, droite, qui aime le café, pas n’importe lequel, le café des Palmes.
Nous sommes sous la dictature Duvalier et pourtant l’on vit en leur compagnie dans une bulle de bonheur et d’innocence (sa grand-mère le nomme Vieux-os), mais aussi en celle de Vava (l’amoureuse), du chien bancal « Vieux Marquis » et de bien d’autres personnages encore ! Une lecture délectable.
Hélène Boyeldieu, L’Armitière (Rouen)
Zulma, 2016 – 9782843047756 – 9,95 €
Cet art est effectivement « presque perdu », mais pas pour Dany Laferrière qui en use avec patience et perspicacité pour le plus grand plaisir du lecteur, qui découvre dans cet essai passionnant l’éloge et la démonstration d’un magnifique art de vivre.
Ne rien faire, prendre du repos, s’accorder du répit donne à la pensée un champ d’action, de liberté incroyable, une latitude sans limites, une attitude idéale.
Exercice qui nous élève et nous entraîne en compagnie de l’auteur, « spécialiste mondial de la sieste » (comme il se définit lui-même), sur le chemin de ses réflexions, de ses lectures, de ses rêves, ses réminiscences et ses raisonnements les plus subtils. Et nous croisons Salinger, Borges, Rulfo, García-Márquez, Choderlos de Laclos, Boulgakov..., sentons l’air de l’ilang-ilang ou du café, apprenons à rester immobile, à apprécier le futile, à optimiser l’insomnie, à danser la vie...
« Lire n’est pas nécessaire pour le corps, seul l’oxygène l’est, mais un bon livre oxygène l’esprit. » Avec L’Art presque perdu de ne rien faire, notre respiration est posée, tranquille, délicatement apaisée, et notre esprit appréhende dans un bien-être absolu les ressorts de la connaissance.
Hélène Boyeldieu, L’Armitière (Rouen)
Grasset, 2014 – 9782246799597 – 20,90 €
Haïti, dans les jours qui ont précédé et suivi le terrible tremblement de terre de 2010. L’île se découvre d’abord par ses habitants. On marche derrière Lucine dans les bruits et les odeurs. On rencontre Saul, meurtri comme tous par les années de lutte contre la dictature, aux idéaux fatigués. On découvre Facteur Sénèque, le Vieux Tess, Firmin et ses ombres. Et avec eux, on découvre une âme commune, cabossée et joyeuse.
Lucine est une jeune Haïtienne. Cinq ans avant, elle avait quitté Port-au-Prince, ses révoltes étudiantes et ses rêves d’un Haïti plus juste, pour prendre soin de sa sœur folle et enceinte. Cinq ans après, Nine est morte, Lucine retourne à Port-au-Prince. Et peu à peu, tout semble pouvoir briller à nouveau. Le bonheur y est simple, il a été durement gagné. Le livre pourrait se terminer là, simplement rayonnant, autour d’une bouteille de rhum et d’une table d’amis. S’il n’y avait pas la vie.
La terre tremble. Et on tremble avec Lucine qui tremble de ne pas retrouver Saul, Saul qui tremble de ne pas retrouver Lucine, avec le Vieux Tess, avec Ti Sourire. Et puis les morts se glissent entre les lignes de Gaudé et les vivants de Port-au-Prince. Laurent Gaudé dilue la frontière de la réalité, et pourtant son roman reste réaliste, entre les croyances vaudoues et l’universel de la mort. Danser les ombres est un hymne dansé à ceux qui n’auraient pas dû partir, un hymne aux morts et aux vivants.
Édith Wustefeld, Point Virgule (Namur)
en partenariat avec le réseau Initiales
Paru le 11/09/2014
273 pages
Sabine Wespieser Editeur
20,00 €
Paru le 02/05/2016
208 pages
Zulma
9,95 €
Paru le 10/09/2014
420 pages
Grasset & Fasquelle
20,90 €
Paru le 17/08/2016
256 pages
Actes Sud Editions
7,80 €
1 Commentaire
Eric Téhard
24/02/2018 à 17:37
Cette sélection a le mérite d'exister et je sais qu'il est facile de dire que d'autres choix auraient été plus judicieux. C'est pourtant ce que je vais faire. S'il s'agit de faire découvrir la littérature haïtienne, il n'est pas mauvais de rappeler qu'on trouve des bijoux dès le début du XXe siècle, ceux de Hibbert ou de Marcellin par exemple, difficiles à trouver aujourd'hui (sauf en numérique). Pour le lecteur français, on peut commencer par les chefs-d'oeuvres de Jacques Roumain (Gouverneurs de la rosée), de Jacques Stephen Alexis (Les arbres musiciens, L'espace d'un cillement), Marie Chauvet (Amour, Colère, Folie). Et puis chez les contemporains, 2 Laferrière et pas un seul Trouillot (Lyonel, même si je conseille aussi quelques ouvrages de sa soeur Evelyne), voilà une erreur impardonnable. J'ai oublié Depestre et Hadriana dans tous mes rêves. Laissons tomber Mackenzie Orcel, trop faiseur, ayant trop bien compris le goût occidental, les attentes du public français ou canadien (c'est du moins mon sentiment), préférons-lui, en matière de nouveau venu, Néhémy Pierre Dahomey et ses Rapatriés. N'oublions pas Gary Victor, talent qui se gâche parce qu'il écrit trop vite, trop peu soucieux de rigueur formelle, mais vrai conteur plein de fantaisie, surtout à ses débuts auxquels il vaut peut-être mieux de revenir. Un titre: Clair de mambo. Plutôt que Yanick Lahens, encensée ici mais trop éloignée des réalités qu'elle est supposée montrer, Emmelie Prophète avec Le bout du monde est une fenêtre, Evelyne Trouillot, j'y reviens (Rosalie l'Infâme, La mémoire aux abois). Louis-Philippe Dalembert et son dernier roman : Avant que les ombres s'effacent (ce qui dédommagera Sabine Wespieser de l'oubli que ferez d'acheter un Lahens). Et Lyonel Trouillot, le titre que vous voudrez, mais Lyonel Trouillot.
Ah oui, dans la catégorie des non-haïtiens évoquant Haïti, avant Gaudé, rien moins qu'Aimé Césaire et La Tragédie du Roi Christophe.
Voilà. En toute subjectivité assumée. Vous m'en direz des nouvelles.