La sauce tomate tâche, et celle de l’entreprise italienne Giaguaro a tendance à éclabousser. Nous apprenions que l’ouvrage de Jean-Baptiste Malet, L’Empire de l’or rouge, était retiré de la vente en Italie. Son éditeur, Piemme, a apporté quelques éléments de réponse pour expliquer cette décision.
Le 21/09/2018 à 13:16 par Nicolas Gary
Publié le :
21/09/2018 à 13:16
Daniel70mi Falciola, CC BY 2.0
La grande enquête mondiale sur la tomate d’industrie que le journaliste auteur d'En Amazonie avait originellement publié chez Fayard, était traduit par Maria Moresco pour sa version italienne. Commercialisé en décembre 2017 – après une sortie en France en mai de la même année – le titre avait de quoi faire voir rouge.
Remontant le temps, Jean-Baptiste Malet explique : « Giaguaro est une entreprise qui a très mauvaise réputation de la filière mondiale. En 2007, une enquête judiciaire a été réalisée sur les pratiques d’un laboratoire d’analyse accrédité, Ecoscreening, basé à Sant’Egidio del Monte Albino, dans la province de Salerne. Et dont Giaguaro était le client. Le “laboratoire” était spécialisé dans l’étude des déchets. Les enquêteurs révélèrent les pratiques peu scientifiques de ce laboratoire : il distribuait de fausses certifications à de nombreuses entreprises, afin de leur permettre d’enfouir des déchets industriels toxiques ; pour cela, les analyses étaient truquées, les déchets soumis à analyse devenaient légalement admissibles à des enfouissements comme “compost”. » Tout un poème qui en dit long sur le modèle de ladite société.
Comme nous l’indiquait l’auteur hier, une difficulté juridique s’était posée avec son livre, motivant une plainte de la part de la société Giaguaro. En effet, en droit italien, quand il est fait état d’une perquisition dans un ouvrage, il est obligatoire de faire état des suites de l’enquête. Chose qui n’existait pas dans le livre.
Comme la société a été disculpée suite à la perquisition, il y avait là un cas de diffamation, ouvrant cours une plainte.
Piemme, joint par téléphone, « nie totalement ce qui était indiqué dans l’article, et d’avoir cédé à aucune pression de la part de la société Giaguaro ». En revanche, elle confirme avoir dû rappeler le livre Rosso Marcio, « considérant qu’une partie du contenu de l’enquête concernant la société susmentionnée avait été rejeté ». Un arrêt du tribunal de Civitavecchia, et deux autres du tribunal de Nocera Inferiore, avaient en effet blanchi l’entreprise.
Il aurait été possible de retirer le livre et d’opérer les modifications nécessaires, certes. « Ces choix éditoriaux sont laissés à la libre appréciation de l’éditrice », nous indique-t-on.
Pour un éditeur parisien, la décision est souvent motivée par le nombre de ventes du titre. « Il est possible que le lancement n’est pas été à la hauteur des attentes. Dans ce cas de figure, une maison ne prendra pas le temps de rééditer l’ouvrage avec les corrections nécessaires. »
Moins qu’une censure éditoriale, on parlerait plutôt d’un choix économique : l’ouvrage n’a pas rapporté assez pour justifier un nouvel investissement, selon toute probabilité.
« Cela n’enlève rien au fait que je n’ai pas été tenu informé de l’accord avec Giaguaro », estime Jean-Baptiste Malet. « Et surtout, je n’ai pas été averti de la situation : j’ai dû aller à la pêche aux informations par moi-même. » Quant aux éditions Fayard, elles avaient manifestement d’autres priorités que de se préoccuper de l’ouvrage du journaliste.
Tout cela est bel et bon, mais Giaguaro n’est pas connu pour faire dans la dentelle. La faille juridique – d’ailleurs, comment se fait-il que Piemme n’ait pas donné l’ouvrage à relire par un avocat ? – servirait avant tout de prétexte. Par le passé, l’entreprise italienne a déjà exercé des pressions à l’encontre de médias français.
France Télévisions en avait fait l’amère expérience après un reportage diffusé sur France 2 en janvier dernier. La chaîne s’était vu sommer de cesser « une fois pour toutes de diffuser des informations inexactes et de dresser un portrait aussi inéquitable à l’encontre de [nos] intérêts », notait un courrier d’avocat.
« Giaguaro sait faire pression, et travaille habilement à maîtriser son image, notamment pour les reportages qui l'évoquent, comme pour tenter aussi de gommer toute trace de son passé juridique », nous confirme Jean-Baptiste Malet. « Que ce soit la condamnation pour fraude fiscale de son ex-dirigeant, ou encore les incendies d’entrepôts ou les analyses truquées... »
En effet, l’auteur souligne combien il aurait préféré être confronté à l’entreprise, devant la justice, « parce que l’enquête est solide et ne contient pas d’erreurs factuelles ».
D’ailleurs, le groupe Mondadori – dont Piemme est une filiale, et que dirige la fille de Silvio Berlusconi, Marina – aurait vraisemblablement eu les moyens de tenir tête à Giaguaro. « Non seulement ils pouvaient plaider la qualité de l’enquête, qui n’est d’ailleurs pas à charge contre Giaguaro. Mais surtout, ils pouvaient retirer le livre avec un petit tirage et lui laisser vivre sa vie. » De là à y voir un excès de prudence motivé...
À ce titre, bien que l’entreprise italienne a été acquittée, on peut interroger la mécanique juridique de la région de la Campanie, où se sont tenus les procès. Lors de la perquisition évoquée, des boîtes de conserve pleines sans étiquette ni date de péremption avaient été retrouvées dans l’entrepôt de la société.
« Comment justifier que n’y figurent pas les informations légales obligatoires ? Et surtout, qu’est-ce qui passe par la tête du tribunal, dans ces circonstances, quand il choisit d’acquitter Giaguaro ? », interroge Jean-Baptiste Malet.
Piemme reconnaît de toute évidence qu’il y a eu des échanges avec Giaguaro. « Des contacts, oui, après que l’on a reçu la plainte. Mais il n’y a pas eu d’accord, pas plus que de pressions. » La ligne est claire.
« Nous avons traduit ce que nous a envoyé l’éditeur français. » Or, en l’état, Giaguaro fait état d’une version italienne plus offensive que celle française. Pas de différence de fond, mais un travail de traduction qui n’aurait pas été opéré sur la version définitive de l’ouvrage français ?
Giaguaro aurait parfaitement pu attaquer l’édition française : juridiquement, quelques précautions supplémentaires avaient été prises, mais, sur le principe, la société italienne avait de quoi faire.
Dans les échanges de part et d’autre des Alpes, il semble que la filiale du groupe Hachette ait objecté, à un moment, qu’il revenait au traducteur de travailler sur le bon livre. Comment est-il toutefois possible, ou envisageable que la maison Fayard ait communiqué un document qui n’aurait pas été la version définitive ?
Pour Sandrine Palussières, l’éditrice de l’ouvrage, tout cela est très naturel : « Piemme nous demandait depuis longtemps un exemplaire pour prendre connaissance du texte. Ils l’avaient acheté sans l’avoir lu. Nous leur avons transmis une copie de lecture, et ils ont réalisé la traduction à partir de cette version. »
Erreur. « Aucun éditeur ne s’amuse à travailler de la sorte : ces copies de lecture circulent entre maisons et/ou agents, pour informer du contenu du texte. » Pour autant, la version finale peut différer. « Piemme s’est mis dans une situation délicate : une cinquantaine de points ont été modifiés entre la copie et le texte final. Et trois d’entre eux concernaient directement Giaguaro. »
Avec pour conséquence de fragiliser l’objet du livre et son propos, autant que de mettre l’auteur dans une situation délicate.
N’ayant entendu parler d’une plainte que par l’intermédiaire de Jean-Baptiste Malet, l’éditrice ignorait tout de la procédure en cours en Italie. « Au mois de mai, ils nous avaient demandé de faire un état des lieux de l’écart entre les deux textes, et de leur fournir l’ensemble des corrections apportées. » Un document de travail qui fut transmis, sans aucune suite.
Pour l’avenir, et puisque Piemme ne semble plus désireux d’exploiter cette enquête, il faudra certainement trouver une autre maison en mesure de le faire. « Avec des sujets d’enquête de ce type, on ne doit laisser aucune faille : cela nécessite une rigueur de tous côtés, de l’auteur à l’éditeur », conclut Sandrine Palussières.
Reste que ces questions de traductions ne changent rien au fond du dossier. « La justice italienne a choisi d’acquitter Giaguaro dans cette affaire. Pour autant, le mystère reste entier : pourquoi Giaguaro stockait-il dans son dépôt un million de boîtes de conserve de 500 grammes pleines, sans étiquette et sans date de péremption, au moment de la perquisition ? Pourquoi étaient-elles là, sinon pour une commercialisation ultérieure ? », relève Jean-Baptise Malet.
Et d'ajouter : « Dans l’industrie agro-alimentaire, produire des boîtes remplies sans étiquette et sans date de préemption n’est pas légal. Tous les industriels du secteur que j’ai interrogé à ce propos m’ont confirmé qu’aucun ne se permettrait de faire une chose pareille. C’est pourtant dans ces circonstances mystérieuses que le tribunal a décidé d’acquitter Giaguaro. »
Sophie de Closets, Présidente des éditions Fayard, sollicitée par ActuaLitté, n'a pas souhaité s'exprimer.
Notons que le livre de Jean-Baptiste Malet sortira chez J’ai lu, ce 10 octobre prochain en format poche.
Jean-Baptiste Malet – L’empire de l’or rouge — Enquête mondiale sur la tomate d’industrie – J’ai lu – 9782290155912 – 7,40 €
Paru le 10/10/2018
349 pages
J'ai lu
8,20 €
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