« Je pense que chaque auteur d’imaginaire porte en lui la volonté de créer son propre monde, un monde cohérent, crédible, où il peut, à volonté, se perdre et voyager quand il a envie de fuir la réalité. » Ces quelques lignes de Jean-Luc Marcastel, en prélude à Renaissance, premier volume du cycle Thair ont fait mouche. Car non seulement le romancier a conçu cet univers, mais plus encore, il l’a documenté. Richement.
Le 13/01/2020 à 13:33 par Auteur invité
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13/01/2020 à 13:33
A l’occasion de la sortie du roman, Léha Éditions et ActuaLitté vous proposent de découvrir les coulisses de Thair. Un aperçu des centaines de pages accumulées avec le temps, qui raconte le background et que l’auteur nous offre en exclusivité. De quoi parcourir les êtres, les lieux, les paysages, les mœurs, les légendes… De quoi découvrir Thair…
Que dire sur la renaissance de notre monde, quand les hommes ont commencé à ressortir des bastions souterrains dans lesquels ils s’étaient réfugiés pendant plus de 1000 ans, durant le Nocturnage ?
Il y a à peine cinq cents ans que les nuages ont commencé à se déchirer en avaricieuses trouées, pour laisser filtrer jusqu’à nous la clarté des cieux et que les rayons du soleil ont à nouveau frappé la terre gelée.
Il est difficile, pour nos générations, de se représenter ce que ces phénomènes – un simple lever et coucher de soleil, pour nous d’une banalité insignifiante – ont pu être pour ceux qui, de toute leur vie, n’avaient jamais vu une aube ou un crépuscule autrement que sur des documents enregistrés.
Je céderai donc la parole à un autre, un de ceux qui ont connu cette période et qui saura mieux vous faire partager ces instants que moi… Je me doute que vous avez tous lu ses carnets quand vous étiez sur les bancs de l’école, mais je ne résiste pas au plaisir de citer ce grand exploraïre (peut-être le plus grand) des débuts du Lumiriage : Patrin Païr’Thon.
« … Nous marchions, encore une fois, après avoir laissé derrière nous un nouveau Bastion libre, tiré de l’obscurantisme de la terre.
Il n’avait pas été facile de partir. Ça ne l’est jamais. On s’attache toujours. Il y a des déchirements à chaque fois… Cette fois le déchirement s’appelait Riynn, avait une longue chevelure de miel bouclée faite pour enchaîner le cœur et un sourire à en devenir idiot…
Non, ce n’est jamais facile, et cette fois moins que jamais… Il est des visages que l’on ne voudrait jamais voir pleurer, tant ils sont beaux dans la joie et bouleversants dans le chagrin.
Pauvre imbécile que je suis… Comme si je ne savais pas déjà comment une femme peut vous arracher le cœur, même sans le vouloir, quand vous la faites souffrir.
Mais j’avais trop besoin de sortir. J’ai connu l’air aseptisé des Bastions souterrains toute mon enfance, il a empli mes poumons pendant toute une partie de ma vie… Fade, inodore, mis à part au creux de quelques draps, juste après l’Amour, avant que les épurateurs ne filtrent tout.
Je ne peux plus… Je ne veux plus.
Et l’extérieur lui faisait encore trop peur alors même que j’étouffais.
Il y a des moments, comme ça, où l’on regrette d’avoir un cœur…
J’avais quitté le Bastion de Cahoraï trois jours plus tôt, et, contrairement à ce que j’avais pensé, mon humeur ne s’était pas améliorée avec les heures.
Il faisait sombre à ce moment, du moins un peu plus sombre que d’habitude, une pluie fine, mais dense abreuvait la terre noire.
Elle était belle cette bruine, une des plus belles que j’ai jamais vues. Je veux dire par là que, depuis que j’étais sorti du Bastion de Caracan, il y avait dix cycles déjà, les mille et une pluies que j’avais vu tomber du ciel aussi sombre que de l’anthracite avaient plus ressemblé à des pulvérisations d’huile grasse et noire qu’à de l’eau… Depuis quelque temps, c’était différent : je sentais l’eau du ciel se régénérer, devenir plus légère, moins collante… Jusqu’aux nuages tourbillonnants qui semblaient peu à peu se délaver.
Je n’ai pas d’explication savante à donner, je la laisse à ceux qui viendront après moi et qui trouveront matière à études savantes. Je pense qu’il a simplement fallu beaucoup de temps au ciel pour essorer sur nos têtes toutes les saloperies qu’on lui avait jetées.
Je traversais un bosquet de moussetrompe arborescente d’un vert-de-gris quand cela m’a frappé, comme un coup de poing, une révélation.
J’avais les yeux baissés, derrière mes lunettes isolantes. Je voyais, à travers les carreaux blindés, cogner les petites ombres teigneuses des tiquevoles qui cherchaient un coin de muqueuse ou d’yeux exposé pour y pondre leurs œufs.
Sales vermines ! J’en ai déjà vu parasiter d’autres animaux, des kangouloups ou des gnourks. Je sais les ravages qu’ils sont capables de faire… J’ai même une fois rencontré un autre exploraïre, comme moi, un type venu de Riann pour cartographier et découvrir ce monde, un de plus que le démon de l’extérieur poussait à toujours aller de l’avant, à ne jamais rester en place, à faire pleurer des Ryinn aux yeux trop grands.
Ce pauvre type, dont j’ai oublié le nom, n’avait pas mis ses lunettes de protection en traversant une zone un peu marécageuse où tournoyaient des essaims… Les tiquevoles lui étaient tombées dessus et lui avait pondu dans les yeux, la bouche et le nez.
Quand je l’ai rencontré, il agonisait contre un rocher en bordure du marais de Guobemort, des trous saignants à la place des orbites, s’étouffant à cause de l’air qui ne parvenait plus à ses poumons par sa bouche et son nez aux muqueuses si enflées qu’on ne lui voyait même plus la glotte.
Je l’ai abattu pour abréger ses souffrances… À ce stade de la maladie, quand les larves ont parasité toute la tête, c’est inutile de vouloir sauver qui que ce soit, le cerveau est boulotté en moins de deux jours.
J’ai encore ses notes, ses appareils de mesure et une médaille en étoile spiralée à trois branches, un truc Braïzen… Je ne suis pas superstitieux, mais il paraît que ça porte bonheur là-bas. Ça n’avait pas vraiment marché pour son ancien possesseur, mais après tout, ça ne veut rien dire… Il avait été stupide, et la stupidité, sur Thair, se paye très cher.
Tout ça pour dire que je m’éloignais à grands pas du Bastion de Cahoraï, dans ma fuite dérisoire de ma douce bastianaïre et de son souvenir.
Depuis la sortie du bastion, j’avais remarqué une ombre, une ombre, sautillante et hirsute, celle d’un kangouloup solitaire, un peu pelé et miteux, qui avait dû connaître des années plus fastes. Il me suivait à distance. Je le devinais partagé entre l’appréhension et la faim… Je devais plus tard apprendre à bien le connaître et même à lui donner un nom.
Mais je m’écarte de mon sujet.
C’est après avoir, encore une fois, jeté un coup d’œil à l’ombre un peu comique de mon suiveur affamé, alors que je reportais une fois encore les yeux sur la toundra spongieuse dans laquelle mes bottes renforcées s’enfonçaient de pénible manière avec des bruits de succion d’autant plus déplaisants que je sentais l’eau glacée s’infiltrer jusqu’à mes pieds et insensibiliser lentement mes orteils, que cela arriva…
Je n’aurais su dire quoi, mais un élément ne « collait » pas dans ce qui m’entourait. Un détail clochait, n’était pas à sa place, détonnait sur tout le reste du monde, me procurait une étrange impression d’irréalité. J’avais l’impression de passer à côté de quelque chose de très important, d’énorme, et de ne pas le voir…
Tête baissée comme je l’étais, je ne voyais que le terrain détrempé et moussu à mes pieds et les flaques d’eau accumulées dans les traces de quelques animaux qui avaient un peu creusé le fongus.
C’est dans une empreinte de grognar que je l’ai découverte.
Je m’en souviens avec une netteté extraordinaire, chaque courbe, chaque arrête, chaque détail de cette empreinte sont restés gravés dans mon œil et mon esprit pour ce qui me reste de vie.
On aurait dit qu’elle brûlait.
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Elle était en feu, là devant moi, mais un feu liquide aussi étale que de l’eau, dorée et étincelante comme si on avait placé, sous la surface, une ampoule mordorée et très puissante.
Mais la lumière n’était pas celle d’une ampoule, elle avait… comment vous dire ? Une qualité différente, un quelque chose de plus… plus chaud, plus vivant… Je ne sais pas comment vous expliquer ça, mais c’est l’impression que j’en ai eue. Je n’ai pas d’autre mot pour le dire.
Et il y avait autre chose, une sorte de silence dans l’air, un sentiment d’expectative, je ne sais, comme celui d’une foule qui attend le début d’une pièce de théâtre ou… Enfin, il me semblait que je n’étais pas le seul à avoir surpris ce phénomène, que toute la nature l’attendait avec moi.
Je me penchais un peu plus vers la flaque anodine et j’allais en toucher la surface quand mon cerveau s’est remis à fonctionner de manière correcte et que j’ai réalisé que l’eau ne brillait en aucune manière, mais qu’elle me renvoyait une image.
Une image de ce qui se passait au-dessus d’elle… au-dessus de moi.
Je crois que je me suis pétrifié, envahi par la peur, par l’énormité de ce que je venais de comprendre, par ce que cela impliquait, ce qui se passait à cet instant dans mon dos.
C’est presque avec une terreur superstitieuse que j’ai regardé la lande monochrome autour de moi : les bosquets de moussetrompe agitant mollement dans le vent leurs tentacules charnus, les champs de fougeronges plus loin, faussement calmes, mais que je savais mortels, les formes étranges d’un troupeau de brebuissons, vers le nord…
C’est là que je me suis rendu compte que toute chose, autour de moi, semblait environnée d’une lueur d’or roux… Tout scintillait, tout brillait. Et des ombres s’étiraient à terre.
Je savais ce que cela signifiait. Il ne pouvait y avoir qu’une seule explication logique et je ne suis pas idiot, mais c’était tellement énorme, tellement inattendu, tellement merveilleux, que je ne pouvais le croire.
Cette chose dont mes parents et mes grands-parents me parlaient, le regret dans la voix et le regard, cette chose qu’aucun d’entre nous n’avait jamais connue à part sur des images enregistrées diffusées par le réseau des bastions… Cette chose qui avait disparu, bannie de notre monde en même temps que l’espoir, voici plus de mille ans par les feux de l’Anthir.
J’avais tellement peur d’être déçu, et en même temps de manquer un événement capital. Je crois que j’aurais pu rester éternellement ainsi, courbé en deux, refusant de me relever, si je n’avais entendu le hurlement enroué et un peu pitoyable du kangouloup qui me suivait depuis deux jours s’élever derrière moi.
Je crois que c’est le plus minable des hurlements de prédateur que j’ai jamais entendu, mais il possédait une « qualité » particulière, une note de joie et d’espoir, un entrain presque humain… Quelque chose d’enjoué.
Je me suis retourné lentement pour jeter un œil à mon suiveur dégingandé… Ce fut pour le trouver dressé sur ses deux pattes arrière, sa queue ossifiée tendue en contrepoids, sa tête chenue aux favoris plumés dressée vers le ciel… Lui aussi scintillait de mille feux.
Alors je me suis dit que si même un kangouloup aussi vieux et miteux que celui-là avait le droit de contempler le miracle, alors je le pouvais aussi.
J’ai levé les yeux…
Là, entre deux masses irrégulières et cotonneuses et grises, comme les bords d’une plaie céleste, je l’ai vu… Le soleil… La lumière… La vie.
Il y avait ce puits de lumière ambrée qui tombait jusqu’à la terre, jusqu’à nous, et autour, les ténèbres, la mort, le néant…
Et ça, comme le doigt d’un dieu bienveillant tombant sur nous, sur ce monde, pour y faire renaître la vie.
J’avais les yeux en feu de trop regarder. J’aurais voulu les fermer ou détourner le visage, mais je m’y refusais. Je voulais voir, encore et encore, quitte à y perdre la vue, contempler ce que mes parents et mes ancêtres, depuis neuf cents ans, avaient rêvé de voir au point d’en donner dix ans de leur existence, peut-être même leur vie entière.
Et moi, j’étais là pour voir ça.
Nous étions deux êtres vivants, deux apôtres à pouvoir témoigner de ce prodige, moi et un kangouloup sur le retour qui ne savait même pas hurler correctement.
Je crois que je me suis mis à rire tout seul. Je suis tombé à genoux et j’ai éclaté d’un rire énorme : de joie, d’ironie, de bonheur, tout simplement. La pauvre bête a dû se demander, elle aussi, quelle espèce de créature pouvait pousser des hoquets aussi affreux et ridicules.
La lumière est demeurée au-dessus de ma tête pendant quelques minutes encore, puis les nuages se sont refermés sur elle, comme une bouche avide qui aurait voulu gober la lumière… Et je crois que j’ai failli connaître alors une des heures les plus noires de ma vie, comme si j’avais été un aveugle à qui l’on avait brièvement redonné la vue avant de lui confisquer à nouveau.
Mais j’ai gardé des années cette lumière dans mes yeux, et j’ai toujours au coeur cet instant.
Ma première éclaircie.
J’en ai depuis vu beaucoup d’autres, et de nos jours, les nuages se sont dispersés, du moins une période de l’année. Le ciel, on le voit presque tous les jours, et je me rends compte que, pour les nouvelles générations qui l’ont toujours connu, il ne représente plus une source d’émerveillement, juste une clarté dorée qui éclaire leur chemin… c’est bien… et dommage à la fois.
Je crois que l’on ne tient à une chose que quand on en a été privé et qu’on l’a désiré pendant très longtemps, oui très, très longtemps…
Et qu’il est des moments, dans une vie, qui donnent du prix à toute une existence.»
Patrin Païr’Thon
« L’appel de Thair Livre 1 »
NDR : Tous auront bien sûr reconnu, dans le kangouloup hirsute qui hurle au soleil, le fidèle compagnon de Patrin, « Velu », qui a fait le bonheur des lectures de milliers d’écoliers de Garonnaï et a accompagné leurs rêves de jeunes exploraïres.
Jean-Luc Marcastel – Thair Tome 1 ; Renaissance – Leha Editions – 9791097270421 – 19 €
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Paru le 10/01/2020
384 pages
Leha Editions
19,00 €
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