Depuis le XVIIe siècle, les intellectuels s’acharnent contre l’appellation d’« autrice », disqualifiant les femmes du milieu des lettres. Aujourd’hui, l’Académie française s’oppose toujours fermement à la féminisation des noms de métiers prestigieux, bien que ceux-ci s’immiscent progressivement dans les usages... À l’occasion de la publication de son nouvel ouvrage ce mois-ci, intitulé L’Académie contre la langue française : le dossier « féminisation », l’historienne et militante féministe Éliane Viennot décrit son combat pour une langue française non sexiste, ainsi que la condition des femmes dans le milieu du livre.
Le 23/06/2016 à 17:04 par Sophie Kloetzli
Publié le :
23/06/2016 à 17:04
Eliane Viennot (son site)
Professeure de littérature française de la Renaissance à l’Université de Saint-Étienne, Éliane Viennot a notamment publié aux éditions iXe Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française (2014) et L'Académie contre la langue française : le dossier « féminisation », paru en juin 2016. Dans ses ouvrages, elle milite pour une langue française non discriminante, dont la féminisation des noms de métiers.
« Auteure » est un néologisme qui a une trentaine d’années mais « les journalistes ont mis vingt ans à s’y mettre », explique Éliane Viennot, qui lui préfère l’appellation d’ « autrice ». Ce mot, qui vient du latin, a été utilisé en français pendant plusieurs siècles. Mais comme il avait disparu, il était absent des dictionnaires au moment où les Canadiennes, désireuses de forger un féminin du mot « auteur », ont inventé « auteure ».
Le mot n’est d’ailleurs réapparu dans le Robert qu’en 2003, et la plupart des dictionnaires continuent à l’ignorer. Quant à « écrivaine », il figure déjà dans le dictionnaire du Moyen-Âge de Godefroy.
Les intellectuels ont été les premiers à combattre l’appellation d’« autrice », et ce dès la deuxième moitié du XVIIe siècle. Jusqu’à ce que les autrices elles-mêmes abandonnent le combat, de guerre lasse. La plupart de ces hommes lettrés ne « voulaient pas des femmes dans ce domaine », craignant sans doute la concurrence féminine. Et à juste titre, car ils ne pouvaient empêcher les femmes d’écrire ni de publier, voire même de triompher.
Dès le XVIe siècle, les imprimeurs s’intéressent aux talents, féminins ou masculins, qui allaient leur rapporter de l’argent (jusqu’à la Révolution française, le droit d’auteur n’existant pas, l’imprimeur empochait l’argent des ventes et l’auteur ne touchait rien). D’autant plus que les femmes étaient plus à même de s’adresser au lectorat féminin : certaines autrices comptent même parmi les meilleures ventes du XVIIe siècle ! D’où la volonté masculine d’empêcher les femmes de se sentir légitimes dans ce champ du savoir.
Les usages des mots féminins sont très variables suivant les pays francophones concernés. « La France est très en retard : c’est le pays de la résistance », résume Éliane Viennot. Et pour cause : le Québec, la Belgique ou encore la Suisse n’ont pas d’Académie française, eux. Ils ont commencé dès les années 70 à réintroduire ou à inventer des mots féminins. « Les féministes francophones ont commencé à pousser à la roue pour généraliser ces termes, pour qu’ils passent dans l’institution. »
Aujourd’hui, au Québec, en Belgique et en Suisse, « professeure » d’université est parfaitement reconnu par les textes de l’administration, mais toujours pas en France...
« C’est le seul obstacle à la normalisation du système linguistique français », déplore Éliane Viennot en évoquant l’Académie. Cette institution « ne fait pas son boulot, elle fait même le contraire de son boulot », qui est celui d’une rationalisation de la langue. Or, « parler des femmes au féminin et des hommes au masculin, ce ne sont pas les féministes qui ont inventé ça ». Ironie du sort, la première femme n’est entrée à l’Académie que dans les années 80... avec pour condition d’être officiellement contre les usages des mots féminins.
L’introduction des règles correspond le plus souvent à un « simple outil de distinction sociale », ne servant qu’à faire mettre en valeur ceux qui les connaissent. « Tous ces gens qui se croient distingués sont prêts à la guerre de Troie pour un accent circonflexe, et, à chaque fois qu’il y a une réforme, il y a des gens qui s’opposent pour des raisons qui sont uniquement de la distinction », d’autant plus que « certaines règles n’ont même aucun sens ».
Ce n’est pas pour autant qu’il faut se plier aux règles de l’Académie. « La langue, c’est d’abord ce qui se parle dans les pays où on la parle, donc on fait ce qu’on veut », déclare Éliane Viennot, persuadée que la logique de la langue française triomphera. La féminisation des mots est intuitive et spontanée ; son interdiction l’est moins. « Ça va s’imposer malgré l’Académie, sauf qu’ils nous font perdre 30 ans, ils continuent à nous embêter. Mais je pense que la bataille est plus ou moins terminée. »
Et elle n’est pas toute seule dans le combat. Une foule de commissions milite pour cette cause. Citons le bureau de l’égalité à l’Université de Lausanne qui a rédigé une liste de recommandations pour une langue française non sexiste, ou encore le Haut Conseil de l’Égalité entre les femmes et les hommes en France. Mais il n’y a pas de « saint-siège » à part l’Académie, qui elle seule aurait pu rapidement unifier les usages.
Les conventions peinent à s’uniformiser. Les Suisses ont adopté dans le langage officiel la graphie « auteur-e-s » qu’Éliane Viennot juge un peu « lourde » et « mal commode ». Elle préconise l’utilisation du point médian unique (auteur•es). Quant aux règles grammaticales, elle est en faveur de la réinsertion de l’accord de proximité, en adoptant l’ordre alphabétique (qui est complètement arbitraire). On dira par exemple « la ou le directeur » (« la » venant avant « le ») et toute la suite de la phrase sera au masculin, ou « les auditeurs et les auditrices » avec la suite au féminin.
Ce type d’accord, aujourd’hui considéré comme une faute, est pourtant intuitif et permet d’éviter la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin. Idem pour l’accord de majorité : ne serait-il pas plus logique de s’adresser au féminin à une assemblée composée aux trois quarts de femmes (ou vice-versa) ?
« L’empêchement d’utiliser des mots féminins ne concerne que les métiers prestigieux. Personne ne s’est jamais battu pour qu’une femme soit appelée boulanger plutôt que boulangère. » Ces métiers en question étaient autrefois le monopole des hommes, qui ont veillé à ce que les femmes ne s’y sentent pas à l’aise, jusqu’à entraîner de l’autocensure. Combien de femmes envisagent d’être présidente ? Très peu, pour la simple raison que la fonction est celle de « président », au masculin. Quand il n’y a pas de mots pour une fonction au féminin, la femme doit revêtir un costume. Les choses pourraient évoluer s’il existait des modèles de femmes présidentes sur lesquelles on pourrait se projeter, par exemple si Hillary Clinton arrivait au pouvoir.
« En maisons d’édition, ce sont les femmes qui font le boulot », de la correction de manuscrits à l’encadrement des collections... mais la décision finale est prise par des hommes. Quant aux autrices à proprement parler, il faut se référer aux statistiques. D’après le rapport 2015 de la BnF, la répartition dépend largement de l’activité exercée (voir graphique ci-dessous). Les femmes ne représentent que 35 % des auteurs de textes et des illustrateurs, mais 57 % dans le domaine de la traduction et 63 % dans le domaine jeunesse. Elles sont très minoritaires dans les préfaces et postfaces (17 %) et dans le domaine des sciences et des techniques (20 %).
« Il faut admettre qu’il y a DES femmes », conclut Éliane Viennot, qui s’insurge contre l’essentialisation, très réductrice, des femmes. Au mieux, « la femme » peut désigner Brigitte Bardot à l’âge de 25 ans, en tant que sex-symbol. Mais on se gardera d’assimiler des symboles aux réalités sociales.
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