Ecrivaine et traductrice de langues européennes et africaines, Wangui wa Goro s’arrêtera, entre une arrivée d’Abidjan et un départ pour Nairobi, au festival Vo-Vf, le monde en livres à Gif-sur-Yvette. Elle y parlera avec Alain Mabanckou de la « circulation des littératures africaines ». Rencontre avec une grande dame des lettres africaines, aussi très engagée dans la défense des droits des femmes.
Wangui wa Goro : Tout d’abord, merci de votre charmante remarque. Il est toujours agréable d’être reconnu comme quelqu’un qui contribue à la connaissance, particulièrement si l’on songe au fait que les traducteurs, travailleurs de l’ombre, tendent à être « invisibles ». Je suis en effet une universitaire, une traductrice et, dirais-je, une activiste de la traduction. Je combine tous ces différents rôles tout simplement pour partager la passion des langues qui m’habite depuis l’enfance.
Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu traduire. Je suppose que, comme tant d’autres Africains, j’ai baigné dans la traduction depuis toujours puisqu’en raison de l’histoire coloniale, nous vivons entre les langues : dans les zones rurales, le passage entre langues maternelles et coloniales est quasi quotidien. C’est ainsi que, très jeune, j’ai appris à naviguer entre différents univers, tout comme entre oral et écrit. Je me suis aussi aperçue assez tôt que ma curiosité pour les langues allait de pair avec une certaine aptitude pour celles-ci, donc mes aspirations et mes compétences concordaient ! J’ajoute que j’ai eu d’excellents professeurs dans toutes les langues que je maîtrise : le kikuyu, l’italien, le français et le kiswahili. J’ai eu la chance de me trouver au bon endroit au bon moment, entourée de personnes qui, de manière consciente ou non, aimaient et respectaient les langues.
Le Kenya, où je suis née, est un état multilingue et deux de ses langues, le kiswahili et l’anglais, sont des langues nationales. Cela signifie que chaque citoyen parle facilement trois langues. Ce multilinguisme vous rend plus sensible aux différents publics, aux registres de communication… et cela amène plus naturellement à l’interprétation et à la traduction…
Wangui wa Goro : Je connais Ngugi depuis toujours, c’est-à-dire, depuis mon enfance. J’ai eu la chance de le rencontrer aussi bien en raison de mon cursus que par le biais de ma famille. Je me souviens très bien qu’enfant (j’avais à peu près 12 ans), j’avais cherché à le rencontrer. J’ai le souvenir d’une journée fabuleuse passée chez lui, à Limuru, à discuter de littérature. Il m’a encouragée dans cette voie et m’a donné des livres. Des livres qui ont changé le cours de ma vie : The Healers et The Beautyful Ones Are Not Yet Born de l’auteur ghanéen Ayi Kwei Armah. Des livres importants, pas ce que l’on imagine être « des livres d’enfants » mais je pense que Ngugi était heureux de voir que j’avais déjà beaucoup lu, que j’aimais les livres et tout cela depuis l’école primaire. Plus tard, j’ai étudié ses ouvrages à l’école et nous avons toujours gardé contact, même de façon épisodique.
Mais, c’est seulement lorsque j’ai commencé à traduire son travail et que je me suis véritablement investie dans le combat pour les cultures africaines, en m’engageant socialement, politiquement et en faveur des langues du continent que je l’ai vraiment découvert. Nos engagements et nos intérêts, très proches, nous ont permis de développer une relation plus profonde. Le fait que j’ai traduit son travail, ainsi que les travaux que j’ai menés sur son œuvre m’ont apporté un savoir académique sur ses textes. Ma thèse portait sur l’étude comparée de la traduction de ses œuvres (incluant la mienne !). Désormais, nous nous rencontrons en peu partout dans le monde, là où nos passions communes nous portent. Ngugi s’est rapproché de la traduction, et je me dirige peu à peu plus franchement vers l’écriture, sachant que toute traduction est pour moi une forme d’écriture.
Pour une Afrique libre de Ngugi wa Thiong’o (Editions Philippe Rey, septembre 2017)
Wangui wa Goro : On m’a souvent posé la question, et je dirai que le plus important, ce sont vos compétences dans les langues avec lesquelles vous travaillez, pas véritablement si ces langues sont africaines ou européennes. Bien sûr, certaines langues se trouvent partager une proximité culturelle mais, en situation de mondialisation, les fossés ne sont pas aussi importants qu’on les suppose. C’est sans doute encore plus vrai des personnes qui, comme moi, ont grandi dans des pays sous colonisation européenne ; nous maîtrisons d’ailleurs parfois mieux l’anglais ou le français que des personnes dont ce sont les langues maternelles. C’est dû à l’importance que revêtait la langue pour le colon, la manière dont nous avons grandi avec la suprématie qu’exerçait celle-ci sur nos vies. C’est cette expérience que j’ai vécue et je ne connais que cette expérience, de sorte que mes traductions sont vraiment une part de moi, que celles-ci aillent du français vers l’anglais, du kikuyu vers l’anglais ou de l’italien vers le kikuyu… Toutes ces relations sont une part de ce que je suis, et je crois que cela est vrai de tous les traducteurs. Le lieu que nous habitons, c’est cet interstice entre les langues, cet espace de va-et-vient (et non pas les langues, contrairement à ce que pensent souvent les gens)…
Wangui wa Goro : Je pense que les premiers mouvements panafricanistes permettaient à tous les Africains, ceux du peuple comme leurs leaders, de se retrouver. Il y avait une vision commune à tous. Mais les pays se sont peu à peu développés en tant que nations et les politiques sont devenues différentes, notamment en matière linguistique. Dans les pays anglophones comme le Kenya et la Tanzanie, le développement du swahili a eu une grande importance, mais sur la côte kényane, la présence de touristes italiens et allemands aussi et cela a produit d’autres effets, une autre logique.
On peut dire la même chose des relations constantes des pays avec le Commonwealth et la francophonie, qui soutiennent leur langue. Je pense qu’avec la place grandissante que la Chine occupe en Afrique, les courants se poursuivront en s’adaptant aux nouvelles réalités.
Ceci dit, les nouvelles générations portent un intérêt renouvelé au panafricanisme, notamment dans sa dimension littéraire. C’est très motivant ! Par ailleurs, la mobilité est accrue, les rencontres sont plus faciles et des communautés littéraires se mettent en place, en Afrique mais aussi dans les diasporas qui ont leur place dans le monde des lettres à l’échelle mondiale.
D’ailleurs, l’intérêt pour la traduction me semble plus marqué aujourd’hui, c’est ce que je constate en tous cas à travers le travail que je mène au sein de SIDENSi qui encourage le dialogue interculturel avec l’Afrique. La période est donc porteuse, les traductions sont de plus en plus nombreuses aussi bien entre langues africaines que vers les langues africaines. J’ai par exemple traduit Okot P’Bitek en kikuyu, ainsi que des textes très innovants, des ouvrages de femmes etc… J’espère les publier bientôt, comme le Decameron, que j’ai traduit de l’italien.
As The Crow Flies (A Vol d'oiseau de Véronique Tadjo traduit en anglais par Wangui wa Goro)
Wangui wa Goro : La période que nous traversons est passionnante : c’est une explosion de nouveaux talents, d’écrivains audacieux qui explorent non seulement de nouvelles thématiques, mais également de nouveaux genres. L’édition se porte bien et il est plus facile aux auteurs de publier, notamment en raison du numérique et des possibilités qu’il offre. Il y a de nombreux salons du livre, et les écrivains sont plus mobiles (même s’il s’agit encore parfois d’une échelle réduite). Les rencontres sont plus nombreuses et c’est très enrichissant. Si je pense à mon propre cas, j’ai l’impression d’être en permanence entourée de gens qui connaissent et aiment la littérature – comme c’est le cas encore aujourd’hui avec le festival Vo-Vf, le monde en livres ! C’est dans cette situation qu’évoluent les jeunes auteurs et cela me réjouit.
Je suis également très heureuse que les femmes soient désormais bien présentes : elles n’ont plus à quémander une place, elles sont là et d’ailleurs, elles sont le plus souvent à l’avant-garde de tout ce qu’il y a de surprenant et d’innovant en littérature. Leur heure a enfin sonné et je m’en réjouis, à la fois en tant que traductrice, mais également en tant que féministe. J’ai tellement de noms en tête, mais je voudrais vraiment citer Nnedi Okorafor qui écrit en anglais et fait un travail passionnant en science-fiction. Vraiment, elle fait pour la littérature africaine un travail que nul autre n’a fait ! Il y a aussi des éditeurs comme Bibi Baker Yusuf qui mène sa route sans concession. Oui, cette époque est passionnante pour la littérature africaine et pour la traduction.
Certes, il reste à développer des compétences techniques et les ressources manquent encore parfois mais la situation est bonne. La reconnaissance de mon travail en tant que traductrice depuis 30 ans en est encore une preuve, tout comme celle de mes collègues : Janis Mayes, Marjolin de Jaeger, Pam Smith, Irene, Zodwa Most, Tomi Adeaga, Natalie Koening, Renee Edwige Dro, Abdilatif Abdalla, Vusi Mchunu et tant d’autres encore. Notre communauté ne cesse de grandir, tout comme se développent notre travail de traduction et sa reconnaissance au sein d’associations et d’institutions, en Afrique mais aussi dans la diaspora.
Entretien mené et traduit par Nathalie Carré, agrégée de lettres modernes et Maître de Conférence en langue et littérature swahili à l’inalco
Auteurs cités :
Ngugi wa Thiong’o est une figure majeure de la littérature africaine et des littératures en langues africaines pour lesquelles il s’est largement battu et continue à se battre. Reconnu dès ses débuts pour ses romans écrits en anglais (traduits en français chez Présence africaine), il est emprisonné au Kenya sous le régime de Moi, en raison notamment de ses orientations politiques marxistes et de l’influence que son théâtre – en Gikuyu – commence à prendre auprès des populations rurales. C’est alors que se développent de manière plus fine ses réflexions sur le rôle majeur à donner aux langues africaines, celles-ci sont exposées dans un très bel ouvrage autobiographique, Décoloniser l’esprit, traduit par Sylvain Prudhomme et publié en France en 2011 par les éditions La Fabrique. Ngugi wa Thiong’o reste trop méconnu en France eut égard à son importance au niveau international.
Ayi Kwei Armah, auteur ghanéen majeur. Son roman The Beautyful Ones are not yet Born a été traduit chez Présence africaine sous le titre L’âge d’or n’est pas pour demain.
Okot P’Bitek est un écrivain ougandais auquel les poèmes La Chanson d’Ocol et surtout La chanson de Lawino (ce dernier traduit et publié par Présence africaine) ont apporté une grande notoriété. Originellement écrits en acholi (et traduits en anglais par l’auteur), ces textes posent de manière fine la question de l’acculturation en Afrique.
Nnedi Okorafor est une romancière américaine de science-fiction. Elle a obtenu en 2011 le prix World Fantasy du meilleur roman pour son ouvrage Who fears Death ?, publié en France par les éditions Panini sous le titre : Qui a peur de la mort ? (2013).
Rencontre avec Wangui wa Goro, Alain Mabanckou et Dominic Thomas au festival Vo-Vf, le monde en livres le samedi 30 septembre de 12h à13h à Gif-sur-Yvette (inscription gratuite sur le site) et lundi 2 octobre à l'Inalco de 18h-20h avec Laure Leroy (directrice des éditions Zulma qui ont lancé la collection de littérature en wolof Ceytu) et George Lory, traducteur de l’afrikaans vers le français.
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