Si le savoir-faire lié aux parfums de Grasse a pu accéder au statut de patrimoine culturel immatériel de l’humanité, pourquoi l’odeur des livres n’y pourrait pas postuler ? Alors que la mairie du Ve arrondissement défend ses bouquinistes bec et ongles pour qu’ils figurent dans cette liste, une étude d’avril 2017 — rédigée en juillet 2016 ! — qui soutenait ce projet, refait surface.
Cecilia Bembibre et Matija Strlič avaient fait paraître un article dans la revue Heritage Science, dont les conclusions étaient claires : « A une époque où est envisagée la première inscription liée à l’olfaction dans la liste du patrimoine immatériel de l’UNESCO, le débat autour de l’importance culturelle, de l’analyse et de la préservation des odeurs historiques est extrêmement pertinent. »
Préserver les odeurs, pour les ranger
Cela ressemblerait presque à un canular du 1er avril, mais les dates ne coïncident pas. À l’époque de la rédaction, le Pays de Grasse était encore loin d’avoir obtenu son entrée dans ledit patrimoine immatériel de l’UNESCO. Le projet qu’on puisse donc y intégrer l’odeur des livres (des vieux, de préférence), était totalement fantaisiste.
Pour autant, les deux autrices étaient particulièrement sérieuses, études, analyses et comparatifs à l’appui : leur travail visait à démontrer que « les odeurs peuvent être considérées comme faisant partie de notre patrimoine immatériel ». Et dès lors, qu’il faut donc une exploration des liens entre arômes et culture, tant dans les pratiques que dans les traditions territoriales et linguistiques.
Encore faudrait-il parvenir à trouver une méthode non destructive pour capter les odeurs et les préserver. Ce qui existe : fort bien. L’analyse chimique, associée à une évaluation sensorielle et des techniques propres permettrait donc de classifier les odeurs, les documenter et leur offrir un cadre précis.
Et les autrices de souligner que dans le cas des livres, les aspects chimiques et sensoriels seraient d’ailleurs une solution première dans la perspective d’une classification et d’un archivage. Cela permettrait d’ailleurs d’explorer plusieurs facettes de ce lien entre objet, odeur et histoire personnelle.
Mais également de pouvoir enrichir des expositions, avec la diffusion de certaines odeurs, propres à améliorer l’expérience générale des visiteurs.
Bref, il existerait un enjeu politique de premier ordre à ce que les odeurs des livres, mais les odeurs en règle générales, puissent accéder à un statut patrimonial de premier ordre.
Une mémoire implicite truffée de détails
En conclusion, Cecilia Bembibre et Matija Strlič soulignaient d’ailleurs que des recherches interdisciplinaires et des études formelles seraient nécessaires pour élaborer un corpus significatif et utilisable pour l’avenir.
D’ailleurs, pour ce qui touche aux vieux manuscrits, des experts avaient déjà avancé que l’on distinguait un « soupçon de vanille », ce qui s’expliquerait par la présence de lignine.
Depuis, qu’en est-il ? Cécilia Bembibre continue ses recherches explorant les moyens de préserver les odeurs culturelles importantes — après avoir travaillé sur une bible du XVIIIe siècle. Avec sa consœur de l’Institute for Sustainable Heritage de University College London, le projet de solliciter l’UNESCO n’a pas vraiment avancé.
Avec l’aboutissement heureux qu’a connu le Pays de Grasse, il se pourrait bien que l’idée revienne à l’ordre du jour. L’importance psychologique du parfum était relevée par Proust en personne — ou par Baudelaire pour qui « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Le romancier de la Recherche évoquait quant à lui bel et bien le souvenir de la cuisine de sa grand-mère en trempant sa madeleine dans une tasse de thé au tilleul…
Inutile de tenter d’en convaincre les deux scientifiques : « Qu’une personne lise une histoire ou imagine les limites d’un événement dans l’espace, l’odeur sert de colle, qui va lier la scène et préserver, comme une mémoire implicite, avec tous ses détails insignifiants. »