Un important procès se profile dans le monde de l'édition : quatre éditeurs attaquent en justice une plateforme patrimoniale, Internet Archive. Ils accusent cette dernière d'avoir enfreint le droit d'auteur en prêtant des exemplaires numériques d'œuvres sous droits, sans licence ni autorisation. Au-delà des faits, le procès est révélateur du dialogue particulièrement difficile entre les bibliothèques et les éditeurs, dès qu'il s'agit des ressources numériques.
Le 1er juin 2020, quatre groupes d'édition parmi les plus puissants du secteur, Hachette, HarperCollins, Wiley et Penguin Random House, portent plainte contre une plateforme patrimoniale, Internet Archive. Cette dernière, créée en 1996, se consacre à la sauvegarde des documents du domaine public, sous leur forme numérique, accessibles en ligne. Elle propose également d'autres outils, comme Wayback Machine, qui archive le web mondial et permet de consulter d'anciennes versions de sites internet.
Pourquoi s'en prendre à une plateforme qui propose des livres, enregistrements musicaux et audio ou même des jeux vidéo libres de droits ? Le motif déclaré est la bibliothèque d'urgence d'Internet Archive, ouverte au moment de la crise sanitaire du coronavirus.
Cette dernière proposait aux internautes d'accéder à des ouvrages sous droit, au format numérique, gratuitement : un fichier peut être téléchargé, accessible pendant deux semaines. L'objectif alors affiché par le site était de pallier les fermetures des établissements de prêt aux États-Unis et dans le monde, en maintenant un accès aux documents pendant la crise.
Pour les éditeurs plaignants, par ailleurs soutenus par l'Association of American Publishers (AAP), association des éditeurs américains, cette bibliothèque d'urgence n'était rien d'autre qu'une « entreprise pirate ». Dans le collimateur des éditeurs, on trouve surtout le « prêt numérique contrôlé », un concept juridique défendu par Internet Archive, mais aussi par des associations professionnelles de bibliothécaires.
Le concept juridique défendu depuis octobre 2018 par Internet Archive, derrière le « prêt numérique contrôlé », est assez simple : une bibliothèque aurait le droit de diffuser un exemplaire numérique d'un ouvrage imprimé de son fonds, tant qu'elle s'assure que sa diffusion reste strictement similaire à celle de l'exemplaire imprimé. Par exemple, une bibliothèque possédant un exemplaire imprimé d'un titre pourrait prêter un exemplaire numérique à un adhérent à la fois, pour une durée limitée.
Ce modèle était celui que la plateforme Internet Archive avait mis en place, en accord avec des bibliothèques partenaires. La levée de boucliers de l'édition n'avait pas tardé : des organisations d'auteurs et d'éditeurs avaient rapidement réagi, pointant la présence d'ouvrages sous droits au sein de la plateforme et dénonçant l'absence de rémunération pour les ayants droit.
Dans les faits, si le prêt numérique contrôlé fonctionnait bel et bien sur Internet Archive, avec la mise en place d'une liste d'attente et la remise d'un fichier protégé et chronodégradable (qui disparait au bout de deux semaines de consultation), le modèle n'était pas sans failles, loin de là.
On retrouve ainsi sur la plateforme nombre d'ouvrages sous droits, piratés, accessibles librement et sans les restrictions liées au prêt numérique contrôlé. Une rapide recherche permet ainsi de trouver un exemplaire, en anglais, de La Servante écarlate de Margaret Atwood, mis en ligne par un utilisateur, « ebook bike & vk », qui reprend le nom d'un site pirate. Il est possible de lire en ligne l'ouvrage, ou de le télécharger.
Pour la plateforme Internet Archive, le procès qui s'annonce sera donc délicat. Dans leur plainte, les éditeurs annoncent quelque 1,3 million de titres concernés, sans plus de précisions. « Sans aucune licence ni paiement aux éditeurs et aux auteurs, [Internet Archive] scanne des ouvrages imprimés, stocke de manière illégale ces numérisations sur ses serveurs et distribue des exemplaires de ces copies par l'intermédiaire de sites publics », indiquent-ils.
La défense d'IA semble se constituer autour du service public que constitueraient la bibliothèque d'urgence et le prêt numérique contrôlé, en particulier lors d'une crise sanitaire comme celle du coronavirus. « Le prêt numérique contrôlé aide des professeurs, élèves et plus généralement le public à accéder aux livres, à un moment où cela est difficile et plus nécessaire que jamais. Il ne constitue en aucun cas une menace », expliquait ainsi Corynne McSherry, directrice juridique de l'Electronic Frontier Foundation, qui siègera aux côtés d'Internet Archive au tribunal.
Des associations de bibliothécaires mettent aussi l'accent sur ce rôle qu'aurait rempli Internet Archive avec sa bibliothèque : « La bibliothèque d'urgence a apporté une réponse extraordinaire à une situation extraordinaire, et, pour de nombreuses bibliothèques qui n'ont pas pu donner accès à leurs collections physiques, cela a été un réel avantage », souligne ainsi Gerald Leitner, secrétaire général de l'IFLA, la Fédération internationale des associations et institutions de bibliothèques, auprès de ActuaLitté.
« Si des éditeurs ont proposé des solutions bienvenues pour fournir un accès, celles-ci n'ont pas été universelles, soulignant la nécessité de mécanismes juridiques et de mesures politiques pour garantir que les bibliothèques puissent continuer à donner accès à leurs collections aux étudiants, enseignants et chercheurs, avec un minimum de perturbations », poursuit-il.
La défense d'Internet Archive devrait donc s'appuyer sur ce facteur décisif d'intérêt public, qui avait déjà lourdement pesé dans un autre procès, celui intenté par l'Authors Guild, organisation d'auteurs, à HathiTrust, plateforme patrimoniale. Le juge avait alors reconnu l'intérêt public de l'entreprise de HathiTrust, ainsi que l'usage transformatif fait des œuvres numérisées, pour aboutir sur un nouveau service.
La mise en place de la bibliothèque d'urgence par Internet Archive a surpris par sa rapidité. « Pour la bibliothèque d'urgence, spécifiquement, nous comprenons les raisons des éditeurs, dont beaucoup découlent du fait que la bibliothèque a été mise en ligne rapidement, apparemment sans consultation, pour répondre à la situation », commente Gerald Leitner.
« Nous espérons qu'une analyse juridique de la situation, si l'affaire est portée devant les tribunaux, tiendra compte de l'intérêt public clair que la bibliothèque cherchait à atteindre, sans réduire la contribution majeure qu'Internet Archive apporte de manière générale à la culture et à l'information. »
Une analyse partagée par Alice Bernard, présidente de l'Association des Bibliothécaires de France (ABF) : « Même si ce prêt numérique contrôlé “étendu” en période confinée partait d'une bonne intention (comment donner accès aux collections alors que les bibliothèques sont fermées ?), le droit d'auteur ne peut être éludé et la plainte des éditeurs/auteurs en est finalement la conséquence logique. »
Dès lors, l'initiative d'Internet Archive pourrait s'expliquer comme un coup de pied dans la fourmilière du droit d'auteur, qui encadre l'exploitation des livres, la gestion du patrimoine écrit et le prêt de livres numériques.
Au niveau patrimonial, tout d'abord, le « prêt numérique contrôlé » représente un moyen pour les établissements de constituer des collections numériques à partir de leurs fonds imprimés, dès lors que les titres numérisés ne sont pas disponibles dans le commerce, en versions imprimée comme numérique.
« Nous sommes intéressés par une étude plus poussée de ce concept de [prêt numérique contrôlé]. De toute évidence, des analyses supplémentaires sont nécessaires. Mais la possibilité pour les bibliothèques de prêter des copies numériques des livres qu'elles ont dans leurs collections physiques, tant que cela ne signifie pas une augmentation du nombre total d'exemplaires en circulation, est intéressante, en particulier dans le cas des livres qui sont indisponibles », explique Gerald Leitner, de l'IFLA.
Un livre indisponible, s'il n'est plus disponible dans le commerce, reste lié à son éditeur, malgré le défaut d'exploitation suivie. En France, on comprend combien l'idée d'un « prêt numérique contrôlé » sur les indisponibles pourrait effrayer : l'édition, avec le ministère de la Culture, a d'ores et déjà fourni sa réponse à la numérisation des œuvres indisponibles, même si celle-ci porte atteinte aux droits des auteurs.
Aux États-Unis comme dans d'autres pays du monde, notamment la France, le prêt de livres numériques est soumis à l'acquisition d'une licence auprès de l'éditeur, qui en décide seul du montant et des conditions. De nombreux établissements et des associations de professionnels, dans le monde entier, dénoncent régulièrement cet état de fait, assurant que les coûts liés à ces prêts sont trop élevés.
L'initiative d'Internet Archive parait ainsi au secteur plutôt engageante, dans un contexte budgétaire contraint : les tarifs élevés imposés par l'édition n'ont fait que renforcer l'intérêt pour le prêt numérique contrôlé, souligne l'IFLA.
« Le service de prêt numérique contrôlé, qui associe Internet Archive à un réseau de bibliothèques, est une démarche qui peut être vue comme un révélateur de l'insuffisance du modèle actuel de l'offre de lecture numérique proposée aux bibliothèques (en Amérique) : coût, absence de version numérique, car peu lucratif pour l'éditeur », remarque à son tour Alice Bernard.
Le « ras-le-bol » de la profession se trouve aussi exprimé par Giuseppe Vitiello, directeur du Bureau européen des associations de bibliothèques, de l'information et de la documentation : « Les éditeurs mènent des politiques agressives vis-à-vis des bibliothèques. Les établissements publics n'ont pas les fonds nécessaires pour payer les ouvrages numériques. Les bibliothèques universitaires n'en ont pas non plus pour les revues numériques. Les bibliothèques n'enrichissent pas les actionnaires, elles promeuvent la culture », nous explique-t-il.
Le procès américain n'aura pas forcément de répercussions en France, même s'il pourrait nourrir l'argumentation des professionnels pour un nouveau modèle de prêt numérique : « Le procès permettra au moins de remettre le sujet sur la table... et pourra peut-être amener à questionner le modèle classique, voire le faire évoluer ? », commente Alice Bernard en évoquant la situation outre-Atlantique. L'édition française ne semble en tout cas pas préoccupée : sollicitée via le Syndicat national de l'édition, aucune réponse n'a été donnée à nos questions.
Photographie : illustration, Marco Verch, CC BY 2.0
Henrik Bennetsen, CC BY-SA 2.0
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
1 Commentaire
rez
12/08/2020 à 16:32
c'est simple: des maisons d'édition nationaux ou internationaux, mais publiques. On n'a qu'a embaucher en CDI aux meilleurs (ceux qui voudront écarter la spéculation et la cupidité pour la défense du métier) et offrir des conditions décentes à tous les auteurs acceptés. Si la façon d'agir du privé était normale et acceptable, ils seraient bien différents de ce qu'ils sont.