PORTRAIT – Il ne jure que par la force du dessin, sa passion d’enfance et son métier, renvoyant la littérature dans les cordes. L’auteur de bandes dessinées François Boucq n’en a pas moins le verbe aussi précis que son trait, nourri par des lectures soigneusement choisies. Rencontre dans son atelier du quartier Vauban, à Lille.
© Marie-Laure Fréchet
C’est une maison atelier. Au rez-de-chaussée, un salon pour recevoir. À l’étage, un grand plateau pour travailler. François Boucq débarque avec un carton à dessin sous le bras. On imagine les planches d’un projet en cours, toujours à portée de crayon, voyageant de son domicile à ce repère lillois, occupant ses pensées nuit et jour. Il en va de même de ses livres, qu’il aime rassembler autour de lui. « Ici, il y a ceux qui servent pour le boulot, sur le western ou le polar, ceux que je veux garder près de moi et ma collection de Pilote. Enfant, je n’aurais raté un numéro pour rien au monde. Chez moi, il y a des livres sur la psychanalyse, la psychiatrie, les arts martiaux, l’ésotérisme... »
De ses caricatures pour la presse à ses albums qui lui ont valu de nombreuses récompenses (dont le Prix Albert-Uderzo et le Grand Prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre), François Boucq a développé un talent rare pour saisir l’expression des visages et un sens aigu du cadrage et de la mise en scène qui font de lui un auteur aussi à l’aise dans le registre de l’humour que dans celui du dessin réaliste.
Un travail nourri autant par une fine observation du réel, que documenté par des ouvrages collectés au fil de ses projets. Ces livres, maintes fois feuilletés, courent sur les murs de l’atelier ou s’amoncellent sur la table à dessin, dans un désordre méticuleusement orchestré. Car tout ramène François Boucq au trait, le fil d’Ariane qui guide sa vie.
Les livres
« Je ne suis pas un grand lecteur de romans. Ils m’ennuient. La fascination pour l’émotion me gave. Et le roman, c’est toujours la vie d’un autre. Je me dirige plutôt vers une lecture qui a un rapport avec un travail en cours ou qui m’apprend quelque chose. Soit philosophique, soit métaphysique. L’activité d’un dessinateur de bandes dessinées est assez méditative. Je lis et relis La structure absolue, de Raymond Abellio. J’ai lu avec beaucoup d’avidité Le règne de la quantité et les signes des temps, de René Guénon. Je suis tombé aussi sur le Tao Te King de Lao Tse, c’est extraordinaire. Ou des peintres qui parlent d’eux-mêmes ou de leur travail. Des choses ambitieuses comme les travaux de Kandinsky sur la ligne ou le point. »
Les bandes dessinées
« Un bouquin, ce n’est pas un objet d’idolâtrie pour moi ; c’est le véhicule de la pensée de quelqu’un. La couverture de mon exemplaire de La structure absolue se déchiquette tellement je l’ai lu et relu. Ça n’a pas d’importance. Il y a des gens qui achètent trois exemplaires d’un album de bande dessinée : un pour le lire, un pour le montrer aux autres et un pour le garder dans son état virginal. Je ne connais personne qui achète trois exemplaires d’un roman.
De même, j’ai relu des centaines de fois certaines bandes dessinées. Un roman, on ne le lit qu’une ou deux fois, puis on l’abandonne. La magie de la bande dessinée opère toujours. Je garde celles qui me semblent être les plus utiles pour me nourrir ou m’inspirer. Et quand je vais en librairie, c’est toujours avec l’espoir de trouver un album qui va me galvaniser. »
L’enfance
« Je ne lisais que de la bande dessinée. J’adorais ça. Très jeune, des Tintin, puis les Schtroumpfs. Puis il y a eu Boule et Bill. Et je tombe sur Franquin, Gaston Lagaffe, Spirou et Fantasio... Magnifique ! D’une complexité ! D’une justesse dans les expressions ! D’une précision dans les éléments de décor ! Je n’avais qu’une envie : dessiner. L’apprentissage de l’humour m’a aussi amené vers Gotlib et Reiser. Toujours avec un degré d’exigence dans le dessin, en relation avec la réalité. J’étais absorbé dans le récit, sans même me rendre compte que c’était du récit, car j’avais l’impression qu’on me parlait à moi. »
Les héros
« L’étrange cas du Docteur Jekyll et M. Hyde, que j’ai lu très jeune, est pour moi un des romans les plus passionnants. Quand je lis un roman policier, même bien foutu, je suis souvent déçu. Ici, le romancier va au bout de l’histoire, mais ne résout pas l’énigme, car c’est l’énigme de l’homme, celle du bien et du mal. Quand on raconte une histoire, il faut s’emparer de l’esprit du lecteur et le relâcher à la fin. Je déteste les fins ouvertes. Le lecteur reste gangrené par le problème que lui a suggéré l’écrivain. Ce n’est ni poli ni moral. C’est une fin de fainéant. Il faut fermer l’histoire comme Stevenson, sans déflorer le mystère.
Le Comte de Monte-Cristo aussi c’est magnifique, car c’est une littérature de héros. Aujourd’hui, c’est dans la bande dessinée qu’on fabrique des héros, comme Blueberry par exemple. C’est plus simple, car on voit ce qui va se passer : le dessin est fait pour qu’entre chaque case, dans cet espace que certains appellent la zone blanche, il se passe quelque chose. Dans la littérature, en une page, il ne se passe parfois rien d’autre que l’expression des sentiments. La bande dessinée donne l’illusion de la réalité. Quand je lis un roman, je suis dans un rêve diaphane où les personnages sont fantomatiques. »
Dessiner
« J’adore le dessin. Pour moi c’est le langage primordial. Il ne peut pas y avoir de littérature sans qu’on ait commencé par dessiner. À un certain moment, le cursus scolaire a fait qu’on s’est dirigé vers l’écriture. Faire des beaux A, l’alphabet... Et on a négligé le rapport direct aux formes, à la manière de les comprendre ou de les tracer. Ce qui a engendré une certaine défiance vis-à-vis de la bande dessinée.
Il y a une chape idéologique implicite sur la bande dessinée qu’on associe à l’enfance. Je rencontre des capitaines d’industrie qui n’osent pas avouer qu’ils en lisent. La bande dessinée est encore un genre littéraire méprisé. On ne se rend pas compte de sa richesse. Personne ne sait en parler. L’auteur de bande dessinée est toujours considéré comme l’élève au fond de la classe qui dessine dans ses cahiers. »
Raconter
« J’ai commencé petit à petit à être moi-même narrateur. C’est un travail que j’essaie de faire comprendre à mes éditeurs. Il y a plusieurs étapes. D’abord on aime dessiner. Puis on essaie de trouver les sources d’inspiration qui vont être utiles pour apprendre le dessin, auprès de maîtres comme en peinture classique. On se rend compte alors que la bande dessinée donne la vie. On devient raconteur d’histoire à partir du moment où on se sert du dessin pour faire de la bande dessinée et plus l’inverse. Il faut que le dessin soit domestiqué pour faire des choix narratifs.
La première case détermine tout le reste, comme une page dans un roman. Celui qui raconte l’histoire, c’est le dessinateur. C’est lui qui donne la chair. Le scénariste prépare l’histoire. On ne peut pas être à deux à raconter. C’est comme au cinéma. Le scénariste prépare le film. Dans la bande dessinée, au moment du dessin, c’est comme si on faisait le tournage et le montage en même temps. La plupart du temps, on tombe sur des scénaristes qui veulent être des démiurges et considèrent que vous devez faire le film qu’ils auraient voulu faire. Moi je pense que le dessinateur doit être le patron. »
Lire
« On lit les images sans même s’en rendre compte. Leur décodage n’est pas le même que celui de la littérature. Le cheminement de l’image, c’est directement œil-corps. La littérature, c’est œil-concept-corps. Dans le roman, on se construit une image relativement floue. Il faut aller chercher dans notre expérience corporelle ce qui correspond plus ou moins à ce qu’évoque l’écrivain et ça rajoute un temps supplémentaire. L’œil du lecteur va très vite dans une image sans bulle. Il comprend tout et s’emballe dans sa lecture.
Si je veux reprendre le contrôle, je dois rajouter une bulle qui va le ralentir. Ça le remet dans le concept. La bande dessinée, c’est la création complète d’un langage. L’avantage de l’écrivain, c’est qu’il a les mêmes mots que son lecteur pour se faire comprendre. Le dessinateur va devoir inventer des formes. On nourrit ce travail par l’observation. La bulle accompagne ce langage non verbal sur lequel s’arcboute le dessinateur.
Mon travail consiste à m’emparer de l’esprit de quelqu’un et de faire en sorte qu’il ne se détache pas jusqu’à la dernière case. C’est incroyable de voir dans les librairies les gens qui lisent de la bande dessinée debout. Je n’ai jamais vu quelqu’un lire un roman debout. La bande dessinée est hypnotique et aspire directement l’enfant en nous qui était en train de dessiner avant qu’il n’arrête de dessiner. »
Sur la table
« Les réflexions sur soi manquent souvent d’humour. J’ai décidé de me poser ces questions avec désinvolture. Mon personnage, Jérôme Moucherot, décide un beau matin de partir à la recherche de lui-même. Une quête intérieure, mais tout en extérieur, parce qu’il ne veut pas salir chez lui. Je me suis embarqué dans ce projet sans savoir où il allait me mener. Je me suis dit : je vais raconter les choses qui me tiennent à cœur et on verra bien. Ça donne un album complètement surréaliste de 160 pages. Il sortira en mars. Il n’a pas de titre pour l’instant et je me demande si je vais en mettre un. »
1 Commentaire
Ribiata
23/07/2019 à 14:39
"si t'aimes pas ça, n'en dégoûte pas les autres" me disait ma grand'mère (je crois). Pourquoi démonter la littérature pour vanter le dessin ? surtout quand on est bon dessinateur avec du succès. Démarche un peu trumpienne (j'aime pas, je casse) ?
Il y a du dénigrement mais pas vraiment de critique et voir le roman exclusivement comme une "fascination pour l'émotion", c'est un peu court. Est-ce cette démarche de dénigrement... cette fausse franchise "rentre-dedans"... ? Je ne sais pas mais je trouve que cette interview manque de sincérité.