Ainsi, La Barbe, collectif féministe, est venue « perturber » l’attribution du prix Goncourt, comme cela se lit dans la presse. Et ce, pour soulever le lièvre : les prix sont machistes, et le Goncourt l’illustre tristement. Plus d’hommes récompensés que de femmes, « et même Beauvoir en 54 pour ses Mandarins, ça ressemble à de la femme alibi », nous explique La Barbe. Pourtant, la mixité et l’égalité hommes/femmes sont des sujets qui occupent l’édition...
La Barbe est un symptôme, à vous de trouver le remède. Présentant le Goncourt comme « un mâle nécessaire », cinq femmes réunies tentent de faire valoir la présence féminine dans la littérature. « Quand on arrive place Gaillon, on voit bien que l’on n’a pas affaire à l’édition dans son entier. C’est une fraction de la bourgeoisie qui a les commandes monétaires du secteur. » Une concentration des gens qui ont les budgets, en somme, loin de ce que l’édition indépendante peut offrir.
Depuis quelques années que le collectif s’efforce, dans différents milieux culturels, d’intervenir, les actions sont toujours remarquées, pour l’ironie et le sarcasme qu’elles véhiculent. Les pirouettes de Voltaire et Montesquieu, renouvelées pour les besoins de ce XXIe siècle. Et La Barbe n’en démordra pas : la présence des femmes dans les lettres françaises, se heurte aux mêmes difficultés que celles présentées par l’essayiste Mona Chollet, dans Beauté fatale, qui décrit « les nouveaux visages d’une aliénation féminine ».
« Pour certains (et certaines !) nos problèmes sont suspects, susceptibles de déshonorer la philosophie. Hypnose, drogués, sorcières, cratéropes, paysans, morts pas tranquilles… : des problèmes pas sérieux, d’autant moins conventionnels que nous étions peu intéressées à les prendre pour prétextes afin de marquer un point contre d’autres philosophes, ou alors, juste assez pour dégager l’espace qui nous permettrait d’essayer de bien les traiter. Chacune d’entre nous a pu susciter le soupir “avec quoi elle vient !”. » (à retrouver en ligne)
Du Femina à La Barbe, un siècle... de pauvres évolutions
« Depuis Homère, la doxa littéraire, c’est celle des guerres, des conflits : bien entendu, les femmes apportent l’innommable, l’irréconnaissable avec leurs manuscrits », estime La Barbe. Pour tous les manuscrits retenus chez les éditeurs, le tri s’effectuerait alors par le prisme de l’identification ? Les livres, parce qu’ils ne répondent pas à une grille de lecture, ne seraient pas reconnus ? « Nous ne disposons pas de statistiques genrées sur les ouvrages envoyés aux éditeurs. Ce serait certainement édifiant », poursuit La Barbe.
Un rapport du ministère de la Culture abonderait d’ailleurs dans ce sens, comme s’il fallait prouver que le monde de la culture a du mal à se réguler. « Si Flaubert pouvait dire Madame Bovary, c’est moi, la réciproque a rarement été vraie », déclarait Fleur Pellerin pour marquer les esprits. Entre 1900 et 2014, seulement 24 % des 735 lauréats de prix littéraires sont des auteures. Pourtant, l’année passée, 46 % des lauréats sont des écrivaines, notait l’Observatoire de l’égalité entre les femmes et les hommes. « De nombreux efforts restent encore à fournir », indiquait la ministre.
Pour Marie Donzel, fondatrice d’un cabinet-conseil sur l’innovation sociale, l’égalité hommes/femmes et la lutte contre les discriminations, le milieu littéraire souffre en réalité d’un fameux paradoxe. D’un côté, produire les livres qui font circuler des idées, de l’autre... ne pas se sentir concerné par ces problématiques. « Le clin d’œil que La Barbe adresse au Goncourt relève de la même virevolte que le prix Fémina. Créé en 1904, par opposition au Goncourt, il devait apporter une réponse à l’invisibilisation des femmes de lettres. Conclusion, en 2015, La Barbe est toujours aussi légitime », analyse cette ancienne attachée de presse, repentie depuis 2010.
« J’espère simplement que le milieu littéraire ne prendra pas mal cette action, qui est avant tout ironique. Si le Livre n’est pas capable de supporter cela, alors qui pourrait apprécier la rhétorique de cette action ? »
"L'édition ne se sent pas concernée par le sujet"
En quittant l’édition, Marie Donzel avait la sensation d’avoir atteint « le plafond de verre, qui touche certains postes dans le monde professionnel ». Impossibilité d’avancer dans sa propre carrière, et dans le même temps, un mouvement de fond qui gagnait la France. « On peut évoquer le dispositif Copé-Zimmermann, qui vise à instaurer un quota de dirigeantes dans les entreprises, ou la publication du rapport McKinsey. Quelque chose se déroulait. »
Michel Petit CC BY 2.0
Aujourd’hui, elle travaille avec différentes structures, dont des groupes côtés en Bourse. « Cette cotation impose des politiques sociales dans les entreprises qui vont plus loin que le simple respect de la loi. Notamment dans les rapports qu’elles doivent remettre et la politique d’égalité professionnelle qui leur incombe. » Et c’est en regardant vers le milieu qu’elle avait quitté que le constat de La Barbe lui paraît plus sérieusement ancré.
« Le milieu de l’édition ne se sent absolument pas concerné par le sujet. On y rencontre des gens assez progressistes, qui lisent, publient même sur ce thème. Or, sur le terrain, l’égalité et la mixité sont passées par pertes et profits. » Une dimension qu’elle rapproche facilement de cette notion d’exception culturelle. « La rhétorique de l’édition, c’est celle d’une économie à part, d’une organisation du travail différente : on œuvre pour la culture, et on offre un produit distinct de tous les autres. » Et dans le secteur de la presse, le même constat s'opère, tout aussi aisément.
Une situation qui est renforcée par le fait que le tissu économique du secteur est avant tout composé de PME, qui dans les faits « sont peu touchées par les grands dispositifs de quotas, et assez peu contrôlées. Si l’on ajoute une note de parisianisme et de snobisme, le tableau est completé. L’édition a un problème de maturité pratique sur ce secteur. D’autres milieux avec lesquels je travaille se montrent plus réceptifs, alors qu’ils sont moins en lien avec une dimension culturelle intrinsèque à leur activité ».
L'accord de branche, à la recherche de la mixité
Ce n’est pourtant pas faute de voir la question de l’égalité remonter aux plus hautes instances. En janvier 2013, le Syndicat national de l’édition se penchait sur la question (enfin ?) avec la présentation d’un accord de branche.
Au menu, mixité professionnelle, articulation entre vie professionnelle, familiale et personnelle, mais également l’égalité salariale. « Cet accord traduit la priorité que notre branche attache à l’objectif d’égalité et de mixité professionnelle, facteur important de dynamisme social favorisant le développement des entreprises par le développement des compétences des femmes et des hommes qui les composent », indique le SNE.
Problème : il ne concerne que les structures de plus de 50 employés, les PME sont donc bien écartées.
Pourtant les progrès existent : l’organigramme de Hachette montre que plusieurs dirigeantes ont été nommées, et le leadership féminin n’est pas en reste. « Nous avons assisté à la création de plusieurs sociétés éditoriales, dirigées par des femmes », y compris dans le monde numérique. Sabine Wespieser Éditeur, les Éditions Métailié, ou La Souris qui raconte en numérique jeunesse, sont des exemples qui donnent espoir.
Et dans le même temps, le lancement d’un collectif réunissant des auteures de bande dessinée, contre le sexisme, démontre que l’on a encore beaucoup à faire. BD égalité appelle ainsi « tous les acteurs de la chaîne du livre à prendre conscience de leur responsabilité dans la diffusion de supports narratifs à caractère sexiste et nous interviendrons à chaque fois qu’une situation attirera notre attention. »
Darrieussecq ou Littell : le Goncourt-circuit
Mais revenons-en à ce Goncourt. « Le prix cherche un bon livre, assure-t-on. Ni de femme ni d’homme spécifiquement. Mais la sédimentation de l’idée que l’on se fait du talent, de la compétence, du goût et de la légitimité peut intriguer », reprend Marie Donzel. « On renoue avec un paradigme simple : le Livre est universel, sous couvert d’être masculin déguisé. En revanche, il devient “livre féminin” dès lors qu’il est écrit par une femme. Tout comme la FIFA qui impose de parler du Mondial de football féminin, comme pour l’opposer à celui des hommes. »
Un autre exemple, tout aussi parlant, intervient. À l’occasion d’un déjeuner avec un membre du jury Goncourt, Marie Donzel vante les mérites de Marie Darrieussecq, alors en lice pour Tom est mort. « Il m’explique alors que c’est effectivement un excellent livre. Sauf que le Goncourt s’offre à Noël, et que le livre de Darrieussecq n’est pas envisageable comme cadeau de Noël. » C’était en 2007. L’année passée, Les Bienveillantes de Jonathan Littell avait été primé. « On peut donc consacrer un roman sur le massacre de masse des nazis, et pas sur le deuil maternel ? »
Faut-il alors souhaiter que le Goncourt révise le recrutement... de ses membres ? Chercher l’atypique, plutôt que le confort. « Dans les processus d’embauches, en entreprises, je pousse à rechercher le profil qui ne flatte pas la vision que le recruteur a de lui. Au contraire, ce qui apporte la contradiction sera plus porteur de sens et de valeur pour la société. L’accord unanime nous fait retomber sur la culture du consensus, par sa mécanique. »
Et attention : « Je ne conteste en rien la qualité du roman de Mathias Énard. Le prix reçu est juste. Ce qui aurait en revanche du panache, c’est qu’il soutienne l’action de La Barbe. Un peu comme ces chercheurs qui refusent de se rendre à des conventions si les intervenants ne reflètent pas la mixité de leur secteur de recherche. »
Alors, il faut en appeler à une féminisation des jurés. « Le Fémina qui accueille Viriginie Despentes, c’est fantastique. L’édition a besoin d’être perturbée et dérangée, simplement parce qu’elle incarne, dans son essence, la circulation des idées et des progressions. Il est vrai que les féministes se traînent une casserole d’emmerdeuses : ce sont pourtant les emmerdeurs qui font progresser le monde. » À quand une Socrate pour aiguillonner l’univers ?
Mon beau sapin...
Certains garderont en mémoire la carte de vœux que les éditions La Martinière avaient fait parvenir en 2014. Repérée par Rue89 à l’époque, la journaliste s’était presque décompensée. « Parce que, dans ma vie rêvée de femme de XXIe siècle, je n’aspire qu’à une chose : être considérée par mon conjoint comme une jolie plante décorative. Un sapin, le roi de la forêt, c’est pas rien quand même… Être prise pour la reine des conifères, voilà un honneur qui me remplit d’aise. »
Marie Donzel s’en souvient très bien : « J’avais reçu cette carte, et contacté la société, qui était mon ancien employeur, pour lui parler de mon nouveau métier. J’avais d’ailleurs suggéré de le mettre en relation avec des cabinets, autres que le mien, pour sensibiliser aux problématiques que soulevait cette carte. Je n’ai jamais eu de réponse. J’imagine volontiers que le temps lui a manqué. Cela démontre simplement que la sensibilisation existe. L’implication est plus longue à se manifester. »
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