Un CDD à 30% pendant un an à l'INTD (Institut national des techniques de la documentation), un département du CNAM (Conservatoire national des arts et métiers). La précarité du poste est telle que je craque au bout de six mois. Serait-il possible de supprimer définitivement les contrats à 30% de la fonction publique - et du secteur privé - pour les remplacer par des contrats à mi-temps ?
Le 16/09/2013 à 09:38 par Marie Lebert
Publié le :
16/09/2013 à 09:38
Suite à douze années passées à San Francisco, j'esquisse un retour dans mon pays, pour raisons personnelles et familiales. Une annonce de Biblioemplois attire mon attention, à savoir un poste à temps partiel (quotité de travail non précisée) d'analyste-indexeur pour la BDID (Base de données en information-documentation) de l'INTD.
Cette base de données bibliographique francophone couvre l'essentiel de la littérature scientifique, technique et professionnelle en sciences de l'information, avec catalogage, résumé et indexation des articles depuis 1976. Les revues analysées (imprimées et/ou numériques) sont essentiellement en anglais et en français, avec quelques titres en espagnol et en allemand.
La BDID - en accès payant sur abonnement, malheureusement - est complétée par une revue mensuelle (imprimée et numérique) elle aussi payante, dénommée le Bulletin bibliographique de l'INTD, qui présente les cent derniers articles introduits dans la base (notice, résumé, mots-clés). Sa directrice de publication est Ghislaine Chartron, directrice de l'INTD. Sa rédactrice en chef est Adriana Lopez Uroz, responsable du centre de ressources documentaires (CRD) de l'INTD. La secrétaire générale de l'INTD est Eva Hirtz.
Trois analystes - dont moi pendant six mois – cataloguent, analysent, résument et indexent les 33 articles (par analyste) qui leur sont soumis au début de chaque mois. Chaque analyste a un CDD (contrat à durée déterminée) à 30% pendant un an. Même si le contrat stipule que celui-ci est « non renouvelable sauf décision expresse de l'administrateur de l'établissement », ce contrat est en fait renouvelable, ce qui évite sans doute d'offrir un CDI (contrat à durée indéterminée), chose devenue courante dans la fonction publique. Nous sommes censés travailler à domicile avec l'équipement adéquat, à savoir un ordinateur, une imprimante et une connexion internet. Le salaire mensuel est de 420 euros net. Le seuil de pauvreté en France étant de 788 euros par mois, nous sommes donc largement en dessous.
Un problème de comptabilité
Thomas Claveirole, CC BY SA 2.0
Certains articles font plusieurs dizaines de pages et traitent de sujets pointus, notamment les articles de Information systems research, Journal of informetrics, Journal of knowledge management, Online information review, Performance measurement and metrics, Program, etc. Les mêmes remarques valent pour les articles en allemand. Je reçois très peu d'articles à analyser en français, sinon un numéro de la lettre professionnelle du site Abondance (Recherche et référencement : revue d'outils moteurs et SEO). Un mi-temps m'est au moins nécessaire pour traiter les 33 articles, avec un temps complet pour le premier mois, le temps de me familiariser avec le logiciel en ligne et d'ébaucher une méthode de travail. Le résumé souvent présent en début d'article permet une première approche du sujet, mais il doit ensuite être traduit, adapté et complété. Certains articles n'offrant aucun résumé, leur lecture systématique demande beaucoup du temps. Un temps complet ne serait pas de trop pour un travail de qualité optimale.
Malgré un salaire des plus modestes (un euphémisme) eu égard aux qualifications demandées (master, trois langues, expérience professionnelle, etc.), je prends ce CDD à 30% parce que j'ai besoin de travailler et parce que ce genre de travail m'intéresse au plus haut point. Détails qui ont leur importance, on m'assure que je bénéficierai d'emblée d'une assurance maladie et qu'il y aura certainement davantage de travail à l'avenir.
Silence assourdissant
En fait, pour bénéficier d'emblée d'une assurance maladie, il est nécessaire de travailler au moins 60 heures par mois, alors qu'un 30% représente 45,5 heures par mois. Ceci est dûment confirmé par la CPAM (caisse primaire d'assurance maladie) de mon arrondissement - le 12e arrondissement de Paris - après la queue d'usage. Je dois donc attendre trois mois au minimum pour prétendre à une assurance maladie, et prévoir deux mois environ pour le traitement de mon dossier et la réception de l'ouverture de droits. Ayant résilié mon assurance internationale, je me retrouve donc sans assurance maladie. J'ai également le plus grand mal à obtenir le numéro URSSAF du CNAM. Les courriels envoyés au référent paie des personnels contractuels restent sans réponse pendant des mois, ce qui ne facilite pas l'envoi de mon dossier dans les meilleurs délais.
Davantage de travail ? Un deuxième CDD d'analyste à 30% se trouve disponible peu après mes débuts. J'exprime aussitôt mon intérêt, mais ce deuxième CDD est attribué à une autre personne. Dommage pour moi. 30% + 30% donnent logiquement un 60%, ce qui signifie moins de galères, avec un salaire qui aurait été très légèrement supérieur au seuil de pauvreté. Mes demandes de travail supplémentaires se soldent aussi par un refus, bien que mon travail soit jugé excellent, faute de crédits dans ce domaine précis, me dit-on. J'observe toutefois avec tristesse que les crédits ne semblent pas manquer pour les frais de mission de l'INTD en France et à l'étranger.
Pourquoi trois analystes à 30% ? D'après ce que j'ai compris, l'INTD pense qu'il n'est guère possible de produire des analyses à temps complet, ceci pour le bien de la base (?), ce qui signifie sans doute que moins de quantité de travail entraîne plus de qualité de travail. Une idée curieuse, puisque de nombreux organismes documentaires aussi bien publics et privés embauchent des catalogueurs, indexeurs et analystes à temps complet, à la fois pour le bien de leur base et pour le bien de leur personnel, assuré ainsi d'un salaire décent leur permettant d'avoir l'esprit libre pour ce genre de travail.
Chercheur... d'or ?
jfgornet CC BY SA 2.0
Je suis bien sûr en faveur du temps partiel si celui-ci est choisi pour raisons personnelles, familiales ou autres. Mais un temps partiel imposé est autrement plus difficile à vivre. Lorsque vous vous demandez comment vous allez payer votre loyer, il est difficile d'accorder toute l'attention nécessaire aux réflexions sur la société de la connaissance émises par un professionnel de haut rang qui gagne en un mois ce que vous gagnez en un an.
Un tiers temps peu commode
Toujours d'après ce que j'ai compris, ce poste à 30% est considéré par l'INTD comme une activité annexe. Ceci signifie que l'analyste est censé avoir une activité principale par ailleurs, ce qui n'est guère le cas. Je ne vois donc pas le bien-fondé d'une activité annexe à 30% si le CNAM - ou un organisme associé - ne propose pas une activité principale à 70% (enseignement en sciences de l'information, documentation, etc.). De plus, le travail d'analyste est un métier à part entière, tout comme le catalogage et l'indexation, et ne devrait pas être considéré comme un travail annexe pour arrondir ses fins de mois ou en attendant mieux, surtout à l'INTD, grand institut de formation professionnelle aux techniques documentaires.
En France, si les CDD à 30% sont toujours autorisés pour les contractuels, il semblerait qu'ils soient maintenant interdits pour les fonctionnaires, la quotité minimale de travail étant désormais de 50%. Un mi-temps permet logiquement un meilleur salaire, une assurance maladie immédiate et une situation moins précaire, même si c'est loin d'être la panacée.
Que faire en cas de CDD à 30% ? On peut bien sûr multiplier les activités précaires, à savoir faire une traduction entre deux analyses, ou encore donner un cours d'anglais entre deux analyses, deux activités fort lucratives, comme on le sait. Ou alors, en dernier recours, faire des heures de ménage entre deux analyses pour manger à sa faim. C'est ce qu'on appelle un beau projet professionnel.
Denis Bocquet, CC BY 2.0
Quant à la précarité du logement, un loyer parisien devient vite hors de mes moyens, même en colocation. Grâce à mes amis, je peux toutefois garder une boîte aux lettres. En région aussi - la Normandie dans mon cas - il n'est guère possible de trouver un logement, ne serait-ce qu'une chambre, en présentant des bulletins de salaire mentionnant la modique somme de 420 euros net. C'est sans espoir. Il reste le camping ou le taudis dont personne ne veut.
Définitivement terrassée en position horizontale par la précarité, le découragement et la maladie, sans connexion internet fiable et avec le cerveau bloqué - on n'insistera jamais assez sur la nécessité de conditions de vie décentes pour un fonctionnement intellectuel optimal -, je ne peux plus travailler et donne donc ma démission au bout de six mois, par courrier postal (par le biais de mon facteur) et par courriel (par le biais de mon colocataire), après avoir rendu le travail du mois en cours.
Difficile aussi de se soigner. Un congé maladie n'est guère possible sans une assurance maladie qui roule, d'après ce que j'ai (bien ou mal) compris. Suite au retard dans l'obtention du numéro URSSAF du CNAM, je n'ai toujours pas reçu (en mai 2013) la confirmation de l'ouverture de mes droits. Ma carte Vitale est encore du domaine de l'avenir et mon compte sur Ameli aussi. Précisons pour nos collègues ne travaillant pas en France que le but de la carte Vitale est d'éviter de devoir débourser le prix des consultations du médecin et autres soins - chose impossible avec un très petit salaire - avant leur remboursement par l'assurance maladie. Précisons aussi qu'Ameli est le site de l'assurance maladie, sur lequel chacun peut avoir un compte et obtenir des réponses rapides à ses questions.
Le suicide d'un contractuel à 30% sera-t-il nécessaire pour que les choses changent ? Mais, en cas de suicide, on invoquera sans doute une personnalité fragile plutôt que des conditions de travail ne permettant pas de vivre décemment, sans comprendre que les deux peuvent être intimement liées. La mort de froid d'un contractuel à 30% aura-t-elle plus d'effet ? Mais, dans ce cas, on invoquera probablement les conditions climatiques désastreuses emportant invariablement quelques personnes lors des nuits les plus froides.
Par le passé (récent), un travail permettait de se loger, de se nourrir et de se vêtir, comme me le rappelle régulièrement mon colocataire pour me remonter le moral. Les employeurs veillaient à cela, et veillaient au respect des acquis sociaux pour lesquels nos prédécesseurs ont tant lutté. Dans le meilleur des cas, les fonctionnaires en place veillaient eux-mêmes au bien-être des contractuels et des stagiaires.
Maintenant on parcellise le travail pour gérer des bases documentaires, y compris au CNAM, une institution mondialement connue qui se consacre justement à la formation professionnelle continue pour aider les gens à réaliser leur projet professionnel et à « réussir » dans la vie. Dans ce cas, pourquoi ne pas penser aussi au projet professionnel des contractuels, et proposer un CDD à mi-temps (au lieu d'un CDD à 30 %) aux deux analystes qui sont toujours en place, ou même un CDI ? Que ces analystes soient des étudiants de l'INTD ou des professionnels confirmés ne change rien. Les étudiants eux aussi ont besoin de vivre décemment.
Un colloque du Bureau international du travail (BIT) sur la société de l'information se demandait déjà en 1997 si « les individus seront forcés de lutter pour survivre dans une jungle électronique avec les mécanismes de survie qui ont été mis au point au cours des précédentes décennies. » Quinze ans plus tard, nous y sommes, à cela près que les mécanismes de survie ne fonctionnent pas avec un salaire aussi bas.
Que faire lorsqu'on est en quête d'un salaire digne, ce qui est mon cas, comme tant d'autres professionnels ? Malgré une carte verte obtenue en 2006 dans la meilleure catégorie (extraordinary ability) en Californie, malgré vingt ans d'expérience dans des organismes internationaux et malgré un travail de recherche sur le livre numérique utilisé dans le monde entier, mes chances semblent quasi nulles dans mon propre pays. Repartir à l'étranger reste une solution. Ou alors changer de métier, mais ne faisons-nous pas le plus beau métier du monde en tant que passerelles (parfois vacillantes) entre le savoir et les usagers de ce savoir ?
Nota bene :
Les éléments présentés dans cet article ont pour la plupart été exposés par courriel au fil des mois à l'INTD - aux personnes mentionnées plus haut - et par courrier postal dans ma lettre de démission datée de fin mai 2013. Avant de craquer, j'ai demandé à les rencontrer, en profitant d'une possibilité de covoiturage Normandie-Paris, mais les dates que j'ai avancées ne convenaient pas. J'ai attendu d'aller un peu mieux pour écrire cet article, à la demande de nombreux professionnels précaires à temps partiel, et m'excuse auprès d'eux d'avoir tant tardé. À tort ou à raison (mais à raison, j'espère), ils comptent sur mon récit pour tenter de faire comprendre aux autorités compétentes de la fonction publique - et du secteur privé -que les CDD à 30 % sont tout simplement invivables, au sens littéral du terme.
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