Marianne Sluszny, dont paraît, le 2 janvier 2014, aux Éditions de la Différence, le recueil de nouvelles, Un bouquet de coquelicots, nous fait part de la genèse de son livre, brèves autobiographies de personnages broyés pendant la guerre 14-18, en Belgique. Ce qu'elle nous dit est ignoré en France où l'on a tendance à ne penser et à ne voir le monde qu'à l'intérieur de ses propres frontières.
Le 02/01/2014 à 10:47 par Editions La Différence
Publié le :
02/01/2014 à 10:47
Écrire un recueil de nouvelles a été pour moi une aventure. Jamais, je n'avais éprouvé cette envie.
Jusqu'ici, j'avais publié, aux Éditions de la Différence, deux romans, Toi, Cécile Kovalsky, en 2005, et, Le Frère du pendu, en 2011. Tous deux s'arrimaient à l'histoire de ma famille. Leurs personnages n'étaient pas étrangers à ceux, encore vivants, que je connaissais ou à ceux, disparus mais qui, ayant fait souche dans la mémoire du clan, m'avaient été «présentés» à ces moments d'effervescence où j'entamais la construction de la légende familiale.
Mes deux romans dégagent donc un léger parfum de saga. Pourquoi pas, d'ailleurs, un troisième opus ? Le rêve d'une trilogie…
Entretemps, j'ai été happée par un projet professionnel qui m'a passionnée. Depuis trente ans, je travaille à la RTBF (Radio Télévision de la Communauté française de Belgique) comme réalisatrice de documentaires.
Il y a trois ans, on m'a demandé de réfléchir à la manière dont la télévision de service public pourrait produire une série d'émissions pour la commémoration du centenaire de la guerre 14-18. Il m'a paru évident (comme à ceux qui allaient faire partie de l'aventure…) que nous devions centrer notre travail sur ce que fut la première guerre mondiale en Belgique. Pas par vocation « régionaliste ». Mais parce que la Belgique a été un des cœurs sanglants du conflit et que s'y sont déroulés des événements uniques, des « premières » qui ont fait de notre pays le terreau des horreurs et grandeurs du XXe siècle. Un fait qu'on a tendance à oublier. Ce que démontre, d'ailleurs, le dossier de 52 pages sur la Grande Guerre paru dans le Nouvel Observateur du 19 décembre. Pas un mot sur la Belgique (sauf une citation dans une chronologie des événements où l'invasion de la Belgique est datée du 3 août 1914 alors qu'elle s'est produite le 4) !
Et pourtant…
L'Allemagne de 1914 était face à deux fronts : un front français, à l'Ouest, et un front russe, à l'Est. Son plan stratégique : en finir au plus vite avec la France et avoir les mains libres pour attaquer la Russie. Pour cela, il fallait traverser la Belgique. Sa place, au centre de l'Europe occidentale, cette place si familière aujourd'hui, l'érige, alors, en champ de bataille.
Marianne Sluszny
Dès les premiers jours de la guerre et, tout le long du mois d'août 1914, les Allemands se livrent (comme dans le Nord de la France) à des massacres de populations civiles. Des deux côtés de la frontière linguistique, des villes et des villages sont détruits et leurs habitants martyrisés : 6000 victimes assassinées, hommes, femmes, enfants, vieillards… Les prémices de la guerre totale (abolition de la distinction entre le civil et le militaire) sont ainsi posées. Elles ont fait florès avec le nazisme et se sont illustrées dans tous les régimes dictatoriaux et coloniaux qui ont défiguré le XXe siècle.
Traumatisés par les actes de barbarie allemande et par la virulence des bombardements, un million et demi de Belges (sur les 7 millions de l'époque) fuient la Belgique. Un exode sans précédent vers la France, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas (neutre). Grâce aux témoignages d'époque, aux archives et aux travaux des historiens, on connaît les conditions du « voyage » et de l'installation de ces personnes dans les camps de réfugiés. Mais aussi les stratégies des pays d'accueil pour les intégrer ou les faire rentrer chez eux comme les réactions des populations locales, oscillant entre solidarité et rejet.
Ainsi, l'invasion de la Belgique, en août 1914, a créé le premier problème humanitaire à grande échelle.
La Belgique, au sommet des puissances économiques d'avant guerre, a vu son tissu industriel complètement démantelé, ses machines et ses biens réquisitionnés, ses animaux et ses denrées confisquées. Les Belges crevaient de misère et de faim. Dès la fin de l'année 14, l'Américain Herbert Hoover crée la « Commission for Relief in Belgium » en collaboration avec deux entrepreneurs belges, Émile Francqui et Ernest Solvay. Ainsi, s'organise la première grande opération de solidarité internationale.
La Belgique a été le seul pays entièrement occupé par les Allemands (à l'exception du front de l'Yser). Dès le début de la guerre, les ordonnances, les vexations et les mesures de répression se multiplient.
Mais les Belges résistent. Par tous les moyens : réseaux de renseignements, réseaux d'évasion, floraison d'une presse clandestine, actes de bravoure, attitudes héroïques avec ses grandes figures et toute son armée d'anonymes… Parce qu'elle a été intégralement occupée, la Belgique a créé un modèle de résistance totalement inédit en Europe occidentale, laboratoire de ce que sera « la » résistance pendant la deuxième guerre mondiale.
C'est sur le front de l'Yser que les Allemands ont utilisé, pour la première fois dans l'histoire, le gaz comme arme de combat : le chlore aux effets suffocants (1915), le gaz moutarde (1917), l'ypérite (cf. Ypres) qui provoque des brûlures et rend aveugle. C'est donc en Belgique que s'est livrée la première guerre chimique…
Mais la guerre 14-18 a aussi dessiné le visage de la Belgique : l'obtention du suffrage universel pour les hommes et les veuves de guerre mais aussi le surgissement des maux séparatistes et des avanies nationalistes. C'est en effet dans la boue de l'Yser qu'est né le « frontisme », mouvement activiste flamand qui exploita le sentiment social d'une Flandre humiliée, en véhiculant l'idée que les soldats flamands auraient servi de chair à canons parce qu'ils ne comprenaient pas les ordres de leurs officiers issus de la bourgeoisie francophone.
Ces deux dernières années, je me suis attelée à la scénarisation de trois films de 90' qui brasseraient toutes ces questions. J'ai lu beaucoup. Des ouvrages historiques, des romans, des recueils de témoignages, des journaux de guerre. J'ai compulsé des documents d'époque, vu beaucoup de photos et visionné maintes archives. Un grand nombre d'informations et, surtout, beaucoup d'émotions…
C'est grâce à tout ce travail qu'un chemin littéraire inédit s'est ouvert à moi.
J'ai voulu planter des personnages dans le décor, des personnages à moi, surgis à partir des êtres que j'avais croisés dans mes recherches et les créatures nées des projections de mon imaginaire.
J'ose espérer que tout ce que j'ai exposé ci-dessus, comme spécificité de la Belgique, se retrouve en filigrane dans les histoires particulières que j'ai racontées.
Il y a les noms : Roger, Jeannette, Franz… et les autres.
Et avec la guerre de chacun de mes héros, celles de ceux qui gravitent autour, dans ces temps particulièrement troubles.
L'existence d'une femme bruxelloise dont le mari est mobilisé, s'étire entre le malheur de la séparation, l'inquiétude face à absence de nouvelles, la difficulté de nourrir ses enfants, l'ambiance d'occupation de la capitale belge, une rencontre amoureuse dégradante et tout un univers où continue de se jouer la comédie humaine.
J'ai parfois façonné les caractères de mes personnages en puisant dans mes référents personnels. Ainsi, du pianiste beethovénien (ce qu'était mon père) qui meurt sourd comme Ludwig dans les bombardements du fort d'Anvers.
Mon livre c'est donc quelques nouvelles et beaucoup de destins face à l'Histoire.
Il n'y a qu'un seul de mes personnages « Albert » qui est inspiré d'une histoire vraie. Je savais que des hommes du monde entier étaient venus se battre et mourir sur le front de l'Yser. Côté français, des tirailleurs sénégalais, maliens, ivoiriens, des hommes de toute l'ancienne Afrique Occidentale française. Également des Zouaves et des soldats d'Afrique du Nord. Côté britannique, des Sikhs de l'Inde, des troupes du Canada, d'Australie, de Terre Neuve, d'Afrique du Sud, de Nouvelle Zélande, des Indiens, Inuits ou Maoris.
Et les Congolais ? Les Belges en avaient besoin dans leur colonie. Seuls 27 d'entre eux ont combattu sur l'Yser. Et trois, du côté de Namur, en août 1914. Grâce à des chercheurs du « Flanders Fields Museum » d'Ypres, j'ai pris connaissance du dossier d'Albert Kudjabo. J'ai tenté de combler les lacunes et surtout d'imaginer ce qu'il avait dû ressentir.
Enfin, dans la dernière nouvelle, « Cécile », (le même prénom que celui qui apparaît dans le titre de mon premier roman « Toi, Cécile Kovalsky ») transparaît, en creux, un drame personnel : la perte de celui qui fut mon compagnon pendant 25 ans.
Marianne Sluszny
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