Connaître les limites... en regardant ailleurs
Naïma Murail Zimmermann est autrice d'une quarantaine d'ouvrages. Membre de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse et de la Ligue des auteurs professionnels, elle livre ici un récit sans fard du quotidien d'auteur, de la réalité des pratiques de rémunération, et le revendique haut et fort : écrire est un métier. Et qui dit métier, dit également encadrements pour rééquilibrer des rapports de force profondément déséquilibrés.
J’ai récemment rencontré un auteur dont le texte d’album venait d’être accepté chez un éditeur bien connu. Assez vite, la discussion en vient à la rémunération qu’on lui propose (les conversations entre auteurs et autrices sont souvent plus prosaïques qu’on ne l’imagine).
Il m’apprend alors qu’il va avoir 2 % de droits sur le prix de vente HT de l’album.
2 %. Prenez un album et essayez de faire le calcul de ces 2 % en centimes. Déprimant, pas vrai ?
Peu de gens s’imaginent à quel point l’auteur touche peu sur les ventes de la plupart de ses ouvrages. Lorsqu’on révèle nos pourcentages aux lecteurs (voire aux libraires), c’est souvent la stupéfaction. En réalité, les « droits d’auteur » recouvrent des réalités très diverses d’un éditeur et d’un auteur à l’autre. Au cours de ces deux dernières années, on m’a proposé des pourcentages allant de 0,5 % à 10 %. Pourquoi ? Parce que les droits perçus par l’auteur ne sont pas encadrés juridiquement. Il n’y a aucun minimum légal.
Face à cette situation, les auteurs se retrouvent souvent isolés et très démunis. Si on ne travaille pas avec de nombreuses maisons d’édition, il est difficile de se faire une idée du pourcentage « juste ». De savoir que certains éditeurs proposent 10 % progressifs jusqu’à 14 % et que, même si les pourcentages ont tendance à reculer, c’était là le pourcentage moyen en littérature « adulte » il y a encore quelques années. Il est aussi difficile d’avoir une sécurité financière suffisante pour bloquer des semaines, voire des mois, en négociations.
Car bien sûr, on peut négocier. C’est en général long et éprouvant. Il faut parfois 6 ou 7 mois pour obtenir 1 % de plus. 6 mois pour gagner quelques centimes par exemplaire vendu et du coup, 6 mois durant lesquels on ne touche pas l’à-valoir sur un texte dont l’écriture a déjà pris plusieurs mois... On comprend aisément qu’un certain nombre d’auteurs décident de laisser tomber. Pas envie de se battre, pas envie de réclamer et de se justifier pour gagner des miettes hypothétiques. Sans parler des fois où la négociation aboutit à la non-publication.
L’auteur dont je parlais au début de cet article ? Il a demandé à ce que son pourcentage soit augmenté. Depuis, il n’a plus de nouvelles de son éditeur.
Cette situation est ignorée par une majorité de gens en dehors du circuit de l’édition. Et lorsqu’elle ne l’est pas, elle n’émeut pas beaucoup. Pourquoi ? Parce qu’auteur n’est pas perçu comme un « vrai » métier.
Il y a quelques années, j’ai retrouvé lors d’une soirée un groupe de connaissances perdues de vue depuis le lycée. Quand j’ai dit que j’étais romancière, l’une d’elles s’est extasiée sur la chance incroyable que j’avais.
En effet, j’ai de la chance : j’adore mon métier. Néanmoins, il ne mérite pas l’envie qu’il suscite. Demandez à n’importe quel auteur, il vous parlera du peu qu’il gagne sur la vente de la plupart de ses livres. Certains d’entre nous (moi y compris) vendent des dizaines de milliers d’ouvrages tout en demeurant dans une situation précaire. On imagine l’auteur d’un livre qui « marche » riche, mais la fortune est très loin quand chaque exemplaire ne rapporte que 20 ou 30 centimes à son auteur.
Lorsque je l’ai fait remarquer à la personne que j’avais en face de moi, elle m’a répondu : « Mais tu vis de ta passion ». C’est quelque chose que j’ai entendu très souvent depuis. C’est beau d’écrire, vous n’allez pas salir ce rêve en parlant rémunération ! Récemment, une femme qui accompagnait son enfant à l’une de mes séances de signatures m’a même dit avec beaucoup d’aplomb qu’écrivain « ce n’est pas un métier, c’est une activité. »
L’idée de l’écriture-passion détachée du monde réel est apprise très tôt. Tous les auteurs et autrices qui rencontrent des classes ont répondu des dizaines de fois (toujours formulé de la même manière, à se demander si la question ne circule pas sous le manteau, transmise d’une génération à l’autre pour maintenir le statu quo) à « écrivain, c’est un métier ou une passion ? ».
La première fois, je n’ai pas su quoi répondre. Ensuite, la question a commencé à m’agacer et j’ai fini par voir dans la distinction « métier (argent, revendications sociales, stabilité)/passion » la racine du mal qui nous hante.
Pour commencer, elle présuppose que le seul métier qui mérite salaire est celui qu’on déteste faire.
Non, on ne mérite pas moins de vivre correctement parce qu’on fait ce qu’on a choisi. D’ailleurs, personne ne s’attend à ce que ce soit le cas lorsqu’on sort de la sphère de la création artistique. La jeune femme qui m’a pour la première fois dit que je vivais de ma « passion » est médecin. Je l’ai connue à onze ans et elle rêvait alors déjà de faire médecine. Elle vit effectivement de sa passion. Néanmoins, je suis prête à parier que pas une fois on ne lui a dit qu’elle devrait accepter d’être moins payée ou de donner des consultations gratuites pour cette raison.
Mon vétérinaire adore les chats. Ça ne l’empêche pas d’encaisser cinquante euros pour les vacciner et ça ne dérange personne.
Et si on suit cette logique, est-ce qu’il devrait y avoir une gradation des tarifs en fonction du plaisir que nous provoque notre activité ? Est-ce qu’un vétérinaire devrait se faire payer très cher pour traiter votre vieux chat qui pue et vous donner de l’argent pour la première consultation de votre adorable chaton ?
Bien sûr, ce serait ridicule. Personne n’oserait prôner ce genre de système. Sauf, quand ça concerne des auteurs. Là, l’argument « passion » justifie tout et beaucoup d’entre nous acceptent d’être mal payés pour travailler sur un projet « intéressant ».
Pourtant, les auteurs mangent aussi. Ils payent leur loyer et ont les mêmes obligations que le reste du monde. Par-dessus tout : les auteurs travaillent.
L’affirmation « tu as une passion donc tu peux bien crever de faim sans te plaindre » est fondée en grande partie sur l’idée très fausse qu’on se fait de notre quotidien. On invente des journées à la Richard Castle à des auteurs un peu enfants qui passeraient leur temps à s’amuser avant d’écrire quelques heures sur leur ordinateur ultra-perfectionné, un cocktail à la main. Des après-midi passés dans des cafés à Montmartre à griffonner sur un petit carnet, à la limite. Éventuellement de longues marches sur la plage à la recherche de l’inspiration.
Le mythe a longtemps été entretenu, comme une sorte de compensation à notre misère financière : susciter l’envie pour cacher la tristesse de nos trente centimes par exemplaire. Mais ça n’est pas ma réalité ni celle d’aucun de mes amis auteurs et autrices professionnels. J’estime passer moins de cinquante pour cent de mon temps professionnel (c’est-à-dire de mon temps en général : je ne prends ni week-ends, ni jours fériés ni vacances, j’ai beaucoup trop de travail) à courir l’inspiration et en modestes envolées lyriques. [NdA : Ecrites chez moi devant un ordinateur, hein… le café c’est trop cher, ne parlons pas d’habiter près de Montmartre.]
La vérité c’est qu’un auteur passe autant de temps que n’importe qui d’autre à faire des trucs chiants.
Mes journées consistent à faire des recherches pour mettre en place des projets ; à les vendre ; à suivre l’actualité littéraire pour anticiper les tendances et les manques ; à corriger, un pied dans lexilogos et l’autre dans des forums où on s’interroge sur les tirets et l’emploi du subjonctif ; à répondre à des mails (d’éditeurs, de libraires, de salons du livre, de lecteurs, de blogueurs, de services marketing, d’enseignants dont je vais rencontrer la classe…) ; à émettre des factures ; à relancer pour qu’on me les paye (une fois, deux fois, trois fois…) ; à expliquer le fonctionnement de l’URSSAF à des comptables perdus ; à chercher des horaires de billets de train pour aller en salons du livre ou en rencontres ; à m’ingénier à faire tout rentrer dans mes journées de 24 h (les livres à écrire pour dans six semaines, les corrections à faire pour avant-hier, les déplacements aux quatre coins de la francophonie pour aider la vente des livres…) [NdA : À noter que j’écris ce texte dans un train. Je ne suis pas rentrée chez moi depuis 15 jours, durant lesquels j’ai fait 7 destinations différentes.] ; à négocier des contrats ; à essayer de comprendre le marasme juridique et fiscal dans lequel notre belle profession est embourbée…
J’en oublie, c’est certain.
Auteur, c’est un vrai métier. Un vrai de vrai. Juré craché. Il y a les moments chouettes et les moments qui craignent comme dans toutes les professions. Les inquiétudes, les tâches rébarbatives, les délais trop courts, les moments de grâce, les rencontres fabuleuses, le bonheur d’être lu. Il n’est pas normal que nous passions autant de temps à nous battre pour qu’on nous accorde comme une faveur un pourcentage souvent très faible sur les ventes de nos ouvrages.
Qu’il faille recommencer le combat sur chaque titre, inlassablement, pour être payé correctement. Je publie depuis onze ans. J’ai une quarantaine de romans et de BDs à mon actif. J’ai dû négocier le pourcentage de la majorité d’entre eux. J’ai parfois obtenu ce que je voulais. Souvent moins. Parfois, rien du tout (et je suis partie placer mon texte ailleurs, après avoir perdu des mois en discussions stériles).
J’adore mon métier. Mais parfois, il me fatigue. Nous avons besoin que nos rémunérations soient encadrées et qu’un minimum soit fixé. Un minimum juste que nous n’aurons pas besoin de négocier. Je pense que les relations entre auteurs et éditeurs ne s’en porteront que mieux. Nos interlocuteurs lors de ces interminables batailles financières sont rarement décisionnaires et beaucoup les détestent autant que nous.
Par ailleurs, réclamer 10 % de droits sur les ventes des livres pour le ou les auteurs n’a rien d’utopique : un certain nombre de maisons d’édition reconnues pratiquent déjà ce pourcentage et travaillent avec leurs auteurs dans une atmosphère de respect mutuel et d’appréciation.
Alors, ne serait-il pas temps de considérer l’auteur comme un véritable professionnel et de fixer une rémunération minimum légale pour son travail ?
9 Commentaires
Max
05/06/2019 à 12:46
On arrive à une époque ou si t'es artiste et que t'es incapable de vendre toi-même tes oeuvres, de faire ta pub, de gérer ton stock, tu dois accepter de recevoir bien moins que les intermédiaires simplement parce que tu peux bien créer tout ce que tu veux, si personne ne trouve acheteur ça vaut autant que du vent.
Max drogo
05/06/2019 à 15:14
Dans ce cas, le votre, vous etes rémunéré sur les ouvrages que vous publiez , si vous ne publiez rien ou ne vendez aucun ouvrage ? que faut-il rémunérer ? il y aurait donc un salaire versée simplement parceque vous etes "auteur" ? et qui paiera cette charge ? le contribuable , un éditeur ? ... Un médecin est payé sur une consultation, un acte bien defini (même la durée..:-( )
Amande
05/06/2019 à 16:16
Je crois qu'on n'a pas lu le même texte... Ce n'est pas un pamphlet pro revenu universel, ce qui est souligné ici c'est que celui qui créé le contenu d'un livre, ne puisse jamais obtenir un pourcentage juste sur la vente du produit de son travail alors même que justement c'est son métier. Si on transpose votre questionnement, on pourrait se demander pourquoi les ramasseur de légumes sont rémunérés sur un fixe alors que personne n'est sûr que ce qu'il a ramassé sera vendu et ne finira pas bêtement en gaspillage directement dans la poubelle... pourquoi la rémunération d'un travail s'il est créatif paraît-elle toujours si absurde? Pourquoi même la simple idée de réussir à gagner sa vie avec un métier créatif serait-il si improbable? Un créatif qui fait de belles choses, ce n'est jamais la chance d'avoir un don et du talent, c'est toujours beaucoup de travail et de ténacité derrière alors pourquoi ça mériterait moins que les autres métiers? Et quand un auteur comme Schuiten, monstre de talent largement reconnu annonce arrêter la BD justement parce qu'il n'est plus possible d'en vivre n'est-il pas légitime de s'interroger sur le fonctionnement du système? Quand tous les créatifs auront jeté l'éponge pour se résigner à crouter avec un "vrai métier", vous regretterez bien de vivre dans un monde aseptisé, sans rêve et sans couleur...
koinsky
06/06/2019 à 05:31
Picasso savait se vendre, sachons nous vendre. Picasso est devenu une marque, Musso aussi. Dans un système capitaliste (c'est-à dire mafieux, car ceux qui touchent le plus d'argent sont les intermédiaire = ceux qui ne créent ni ne produisent rien), un auteur c'est une marque. Cessons de pleurnicher sur notre sort. Si en tant qu'auteur je suis rare alors je suis cher, si je suis cher, alors je suis en position de force pour négocier mon contrat. Ça s'arrête là. Notre problème, à nous autres auteurs, c'est nous, c'est l'image que nous avons de nous-mêmes. Nous ne voulons pas nous regarder en face et nous déplorons l'image infantile qu'on nous renvoie de nous-même. Nous voulons être cocoonnés comme des gosses. Ben le monde de l'édition nous traite comme nous souhaitons "inconsciemment" qu'il nous traite, comme des gosses. Un paquet de bonbons et hop, circulez !
Flanelle
06/06/2019 à 16:03
Oué.
Ok pour ne pas se prendre pour des gamins et se vendre comme des "stars".
De 1, on aura jamais tous ce statut, si on agit comme ça, les portes vont se claquer "à ta gueule" pour bosser avec d'autres moins chers et aux chevilles moins grosses...
De 2, si t'es en plus une femme, bah faut pas rêver voir ton "salaire" augmenter...
koinsky
06/06/2019 à 20:21
Je crois pas ça. L'édition c'est comme le cinoche c'est une industrie qui veut vendre en masse. Donc : soit on joue le jeu, soit on a des miettes. Quelle est l'alternative ? J'en vois pas, sauf à changer de système. Amazon c'est bien gentil, mais c'est 100 fois plus élitiste que l'édition traditionnelle. La preuve c'est que les succès des auteurs d'Amazon (encore bien plus rares que les autres) finissent tôt ou tard dans l'escarcelle des maisons traditionnelles. Parce qu'on a pas le choix, elles tiennent les cordon de nos bourses. Alors moi je veux bien rêver à des lendemains qui chantent, mais non en fait j'ai pas envie d'en rêver. Je ne fais pas l'éloge du système, je le déplore comme beaucoup. Mais, sérieusement, comment s'en passer ? C'est le marketing, la diffusion et la distribution, les nerfs de la guerre. Comment allez-vous toucher des lecteurs si vous êtes invisibles ?
koinsky
06/06/2019 à 20:27
Des films comme Apocalypse Now ou American Beauty par exemple n'existeraient pas sans Hollywood. Gabriel Talent serait invisible sans son agent et Gallmeister, etc.
Azel
06/06/2019 à 14:02
De toutes les absurdités qu'on entend, ce pourcentage est bien l'une des pires. Sans l'auteur la maison ne vendrait pas son ouvrage et ne gagnerait pas d'argent, mais au lieu d'être reconnaissants aux auteurs de faire tourner leur affaire (car une maison d'éditions a BESOIN d'auteurs), ils préfèrent profiter de leur situation précaire pour donner le moins possible. Il ne s'agit de pas conneries sur un désir inconscient, il s'agit de profiter des autres, comme toujours à notre époque.
Alors à ceux qui disent que les auteurs ne font '' rien'' car ils ne s'occupent pas de la pub, de la publication etc, j'aimerais leur rappeler, car ils semblent avoir oublié, que sans un auteur il n'y a pas de livre. Il n'y a pas de maison d'édition, pas de fabricants de livres physiques, pas de librairies bien contentes de vendre à des lecteurs bien contents de lire.
A.
06/06/2019 à 14:27
Et donc, c'est quoi le secret pour devenir une "marque" ? C'est bien beau de cracher, mais encore faut-il proposer une solution. Savoir se vendre, ce n'est pas si évident. Un auteur inconnu qui publie son 1er roman est rare, suivant votre argumentation, puisqu'il n'a qu'un seul ouvrage en peu d'exemplaires sur un 1er tirage... mais dans la réalité un auteur inconnu n'intéresse personne. Si cet auteur ne veut pas accepter les 2%, tant pis, l'éditeur a plein d'autres manuscrits à étudier. Y a bien quelques pigeons dans le lot. Les ouvrages auto-édités sur Amazon sont rares aussi, en raison de leur mode de diffusion unique et précaire (qui peut être retiré à tout moment), mais ils sont aussi inconnus, et il n'y a juste à voir les pubs des auteurs qui circulent sur les réseaux sociaux pour comprendre que la vente est difficile. Pour ma part, je pense que les 10% ne sont même pas chers payés, la demande ici c'est juste d'avoir une répartition plus équitable entre les différents partenaires du livre, parce que sans les auteurs, tout le reste du système ne reçoit aucun pourcentage ! L'éditeur pourrait aussi avoir un minimum d’à-valoir à verser, ce qui l'engagerait un peu plus sérieusement. Puisqu'on ne peut effectivement rémunérer un auteur au temps de travail, autant lui acheter les droits d'exploitation de l'ouvrage terminé (ce qui reviendrait à un paiement à la tâche : un manuscrit = un montant en fonction de sa taille). En plus du pourcentage qui compte sur les ventes, et pas à déduire, pour changer...