LETTRE OUVERTE – Nous sommes des femmes et minorités de genre œuvrant dans le milieu littéraire. En plein cœur de cette nouvelle vague du mouvement #metoo/#moiaussi, nous avons entamé un échange à propos de notre environnement de travail. Force est de reconnaître que les violences à caractère sexuel y sont répandues, protéiformes, banalisées et tacitement acceptées.
Au-delà du sentiment de libération que peuvent créer les témoignages et les dénonciations, au-delà de la beauté de ce temps d’écoute, de solidarité et de soutien, il en ressort les constats suivants :
Une culture du silence, favorisant les violences à caractère sexuel, sévit dans le milieu littéraire depuis plusieurs années, voire des décennies.
Elle provient certainement, en partie, de l’oppression patriarcale et des mythes que ce système véhicule. Ces mythes ont pour effet pervers de banaliser la violence. On peut penser au discours sur la nécessaire ambiguïté des rapports de séduction, à la défense d’un désir irrépressible et sacro-saint, à la mystique du poète maudit à qui tout est pardonné à l’avance en raison de son pseudo-génie ou de sa notoriété. On peut également songer à la valorisation, dans le milieu littéraire, de la liberté, de la transgression, de l’ouverture d’esprit et de l’anticonformisme, ces valeurs détournées de leur signification profonde pour masquer, faciliter et légitimer des comportements abusifs.
Les femmes et minorités de genre ne se sentent pas à l’aise de créer dans un environnement où la performance passe trop souvent par le fait de plaire et les dynamiques qui en découlent, parfois fondées sur l’insidieuse association entre valeurs littéraire et sexuelle.
Cette culture du silence a plusieurs impacts :
Nous constatons également que le milieu littéraire, dans sa structure et son quotidien, se caractérise par son aspect collaboratif. On pense ici, notamment, aux revues, aux collectifs, et plus largement, à une hiérarchie relevant de l’appui, de l’avis et de la critique des pairs. Cela engendre une complexité supplémentaire lorsque vient le temps de réfléchir aux actes de nos collègues.
Lorsqu’on parle des identités de genre en littérature, c’est souvent dans une perspective analytique, mais dans la vie littéraire et paralittéraire gravitent des corps, des corps bien réels, les corps des autrices, des corps qui font aussi les textes et qui s’inscrivent, à divers degrés, dans l’écriture.
Rappelons que la frontière entre le privé et le public est particulièrement floue dans le milieu littéraire, ne serait-ce que par l’aspect intime qui se dégage parfois de l’écriture. Nous remarquons que des personnes utilisent ce lien entre le texte et le corps des autrices pour faire preuve de coercition, insidieuse ou pas, ce qui a un impact sur la prise de parole des femmes et des minorités de genre et, en définitive, sur la parité au sein du milieu littéraire.
La multiplication des postes occupés par une même personne engendre aussi sa propre complexité, parce qu’ainsi le pouvoir symbolique et réel se dédouble et s’étend à plus d’un projet ou d’un groupe de travail. L’écosystème littéraire étant restreint, nous refusons que le milieu soit le « terrain de chasse » de prédateurs, terrain de chasse d’autant plus dangereux qu’une culture de l’alcool teinte le milieu et est un facteur de vulnérabilité pour les femmes et minorités de genre.
Nous ne soulignerons jamais assez que le milieu littéraire est précaire. Cette précarité rend possibles divers abus de pouvoir et violences sexuelles. Les personnes commentant ces abus et ces violences ont bien souvent le prestige et les moyens de faire basculer une carrière littéraire. En littérature, le parcours professionnel ou commercial d’une autrice ou d’un auteur repose sur un réseau de relations humaines et professionnelles, parfois entremêlées. On le sait : plus une sphère de production est restreinte, plus le capital symbolique y est puissant. Il nous incombe, par conséquent, dans un petit milieu comme le nôtre, de prendre la mesure de ce pouvoir dont disposent certains éditeurs, programmeurs littéraires, professeurs et écrivains, qu’on associerait parfois à juste titre au vedettariat littéraire. Il est impératif de réfléchir à ce que ce pouvoir peut autoriser, dans l’esprit de certains, et à l’abri des regards.
Notre milieu manie trop bien le verbe pour ignorer qu’il dispense parfois de l’action, et que cela est terriblement coûteux. Ceci est un appel à l’action. Les mots ne suffisent plus. C’est assez.
Nous demandons aux intervenantes et intervenants du milieu littéraire que les mots soient suivis de gestes, de prises de position fermes, de réformes, d’actions réparatrices claires, concrètes et transparentes, afin de briser cette culture du silence et de faire cesser les violences qu’elle dissimule et entretient.
Nous demandons aux éditrices et éditeurs ainsi qu’aux programmeuses et programmeurs littéraires de réfléchir à la cohabitation de victimes et d’agresseurs au sein de leur catalogue, de leurs lancements et de leurs événements littéraires. Nous leur demandons de trouver une solution qui tienne compte des besoins des victimes : être à l’aise, ne pas avoir à endurer la présence d’un agresseur réactivant des traumas, ne pas devoir décliner des invitations/des opportunités pour éviter celui-ci, etc. Nous demandons aux éditrices et éditeurs ainsi qu’aux programmeuses et programmeurs littéraires d’accepter cette charge mentale pour éviter que les survivantes et survivants n’aient à porter ce fardeau supplémentaire.
Nous demandons également aux éditrices et éditeurs ainsi qu’aux programmeuses et programmeurs littéraires et aux directrices et directeurs de revues littéraires un processus d’embauche vigilant et lucide, qui s’assure, par un mécanisme de consultation des femmes et minorités de genre du milieu, que les candidates et candidats retenus n’ont pas commis de violences à caractère sexuel.
Nous demandons aux personnes qui n’ont pas commis d’abus, mais qui ont volontairement fermé les yeux sur les abus de leurs collègues, de prendre publiquement position contre ces abus et de s’engager activement à les dénoncer et à ne plus les tolérer. Nous leur demandons de devenir des alliées et des alliés, qui joignent la parole aux actes.
Nous proposons aux festivals, aux librairies et à tout autre organisme culturel, entreprise ou individu organisant des événements littéraires — du plus officiel des galas au plus officieux des partys — de s’assurer de la présence d’un minimum de deux femmes et minorités de genre compétentes et bienveillantes qui restent sobres tout le long de l’événement. Leur rôle serait de veiller au bien-être et à la sécurité de tout le monde. Nous leur demandons également de mettre en place une politique de tolérance zéro lors de leurs événements. Considérant que les relations de pouvoir continuent en dehors du cadre professionnel, il est à noter que les événements et rassemblements privés se doivent de faire régner le respect et de participer au bien-être collectif.
Nous demandons un effort supplémentaire pour que les jurys, les comités de travail et les directions littéraires soient paritaires. Nous croyons que la parité est la pierre angulaire d’un changement de culture, les rapports de forces inégalitaires étant au fondement de ce qui pourrit notre milieu.
Nous demandons à ce qu’il existe, au niveau du financement par des organismes comme le CALQ, des structures de soutien pour recevoir les préoccupations des membres du jury relativement aux enjeux de harcèlement, que ce soit de la part d’une employée ou d’un employé de l’institution, d’une ou d’un membre du jury ou bien d’une personne soumettant une demande.
Nous demandons que les critiques littéraires réfléchissent à la fétichisation de la « jeune autrice », de « l’autrice endommagée/traumatisée » ou de « l’autrice trash ». Ce sont des archétypes dangereux, car en plus d’être capacitistes et âgistes, ils accentuent la vulnérabilité des principales intéressées. Ils détournent l’attention des œuvres en plus d’attirer les prédateurs du côté des autrices.
Lors des Salons du livre et des tournées de promotion, il est primordial que les éditrices et éditeurs ainsi que les programmeuses et programmeurs littéraires s’assurent de la sécurité des femmes et minorités de genre. On ne devrait jamais leur imposer une cohabitation, une chambre partagée. Si on leur laisse la responsabilité de se loger, il faut s’assurer de leur bien-être et ne jamais rester dans un flou impressionniste qui les fragilise. Nous demandons à ce qu’on rende sécuritaires leur hébergement, mais aussi leurs déplacements. La sécurité des femmes et minorités de genre devrait être assurée en tout temps par les responsables des Salons et tournées de promotion.
Nous reconnaissons que l’UNEQ est un partenaire essentiel, qui a été proactif dès les débuts de cette crise. Et c’est en tant que partenaire que nous demandons à notre syndicat et à sa cellule de crise d’entamer une réflexion sur les processus de justice alternative. Comme syndicat, l’UNEQ pourrait offrir de la médiation, la formation de comités de justice réparatrice, la prise en charge collective, etc. Tout le monde ne veut pas passer par le système de justice pour les raisons qu’on connaît, ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut rien faire d’autre comme communauté littéraire. Il serait possible de se doter d’un organisme à part qui ferait respecter nos droits en tenant compte de la spécificité du milieu littéraire.
Nous demandons à l’UNEQ de produire et de diffuser un document qui s’adresserait aux jeunes autrices qui en sont à leurs premières armes, et qui serait accessible à toutes et à tous sur le site de l’UNEQ (comme le « Guide de l’impôt »). Ce document répertorierait le type de comportements abusifs de certaines personnes en situation de pouvoir (exemple : « conseillers littéraires » : quoi éviter). Il offrirait des balises éthiques, des mises en garde et une liste des ressources pour les victimes de violences à caractère sexuel.
Nous demandons à l’UNEQ de réfléchir à un moyen de protéger les victimes quand l’agresseur est l’éditeur.
Nous demandons à l’UNEQ d’offrir des ateliers éduquant ses membres sur les violences à caractère sexuel. L’UNEQ pourrait embaucher ponctuellement des intervenantes et intervenants psychosociaux spécialisés dans les violences à caractère sexuel afin d’animer ces ateliers d’information. Ceux-ci pourraient être conçus en collaboration avec le Conseil des arts et des lettres du Québec. On peut imaginer qu’ils soient rendus obligatoires pour celles et ceux qui feraient une demande de bourse, par exemple.
Nous demandons que l’adhésion à l’UNEQ et/ou les contrats d’édition soient accompagnés d’un contrat de nature éthique ou déontologique, afin de ne pas reproduire le modèle qui fait que la responsabilité de subir des violences à caractère sexuel ou de s’en protéger n’incombe qu’aux femmes et minorités de genre. Pour que tout le monde soit impliqué et que le rappel de cette responsabilité soit clair et net, un tel engagement nous semble nécessaire.
Nous demandons à l’ANEL de se doter des outils adéquats et d’un lieu pour recueillir anonymement les témoignages de ses membres. Nous demandons à ce que soit dispensée une formation obligatoire aux éditrices et éditeurs ainsi qu’aux programmeuses et programmeurs littéraires pour s’assurer du bien-être des membres de leur entreprise et de leur communauté. Nous demandons aussi la création d’un code déontologique ainsi que l’instauration d’une ressource externe constituée de personnes n’œuvrant pas dans le milieu littéraire.
Nous demandons que les journalistes, critiques, libraires, professeures et professeurs réfléchissent à leur façon d’entrer en contact avec les autrices. Nous souhaitons que cette réflexion transforme leurs habitudes et leur code de déontologie. Le courriel est un mode de communication adéquat. Il permet de conserver une saine distance professionnelle, ce qui n’est pas le cas des réseaux sociaux. Le moment où ces intervenantes et intervenants entrent en contact avec les autrices est aussi important : la nuit n’est jamais propice aux propositions de nature professionnelle.
Nous demandons enfin, avec insistance, aux personnes en position d’autorité dans le milieu littéraire de réfléchir, à partir d’une perspective intersectionnelle, aux difficultés supplémentaires que rencontrent les femmes racisées, les minorités de genre et les orientations non-hétéros dans notre environnement, celles-ci participant à l’isolement des victimes et/ou à leur discrédit.
Nous espérons votre écoute, nous espérons votre soutien, nous espérons votre soif de justice, nous espérons votre rage et votre amour et votre désir de transformer le milieu littéraire pour qu’il devienne un environnement plus sécuritaire et plus égalitaire. Nous valons mieux que cela, toutes et tous.
À vous la parole. Nous écoutons.
Les signataires :
Pascale André
Audrée Archambault
Mary Ash
Alexa Asselin
Rosalie Asselin
Soline Asselin
Marie-Charlotte Aubin
Daphné B.
Stéphanie Barahona
Zéa Beaulieu-April
Alex Beausoleil
Sophie Bédard
Vanessa Bell
Marie-Andrée Bergeron
Juliette Bernatchez
Pascale Bérubé
Marido Billequey
Marie-Ève Blais
Isabelle Boisclair
Julie Bosman
Hélène Bughin
Anne-Renée Caillé
Ariane Caron-Lacoste
Margot Cittone
Myriam Comtois
Catherine Cormier-Larose
Nélina Cornejo
Adeline Corrèze
Myriam Côté
Véronique Cyr
Marie Darsigny
Carole David
Shelbie Deblois
Martine Delvaux
Fanie Demeule
Roxane Desjardins
Nelly Desmarais
Gabrielle Doré
Kim Doré
Véronique Drouin
Alycia Dufour
Andréanne Dufour
Geneviève Dufour
Nathaly Dufour
Isabelle Dumais
Catherine Dupuis
Catherine Dussault Frenette
Virginie Fauve
Marie-Julie Flagothier
Véronique Fontaine
Natalie Fontalvo
Valérie Forgues
Anne-Marie Fortin
Cato Fortin
Carolanne Foucher
Charlotte Francoeur
Andréane Frenette-Vallières
Mireille Gagné
Marie-Noëlle Gagnon
Andrey-Ann Gascon
Mélissa Gasse
Évelyne Gauthier
Gabrielle Giasson-Dulude
Amélie Gillenn
Nadia Gosselin
Marie-Ève Groulx
Sara Hébert
Laila Héloua
Céline Huyghebaert
Mélanie Jannard
Pénélope Jolicoeur
Rosalie Ladouceur
Chloé LaDuchesse
Véronique Laforest
Madiboula Kébé
Marie-Pierre Laëns
Annie Lafleur
Roseline Lambert
Clara Lamy
Annie Landreville
Mélanie Landreville
Eve Landry
Joëlle Landry
Sophie-Anne Landry
Juliette Langevin
Tania Langlais
Valérie Langlois
Catherine Lavarenne
Élisabeth Lavoie
Alex-Sandrine Leblanc
Laurence Leduc-Primeau
Valérie Lefebvre-Faucher
Catherine Lefrançois
Marie-Christine Lemieux-Couture
Kateri Lemmens
Ari Lessard
Rosalie Lessard
Mélissa Gasse
Mélissa Grégoire
Alice Lienard
Caroline Louisseize
Véronique Marcotte
Stéphane Martelly
Ellie Martineau-Lavoie
Alice Michaud-Lapointe
Kateri Lemmens
Charlotte Moffet
Annabelle Moreau
Geneviève Morin
Pascale Morin
Leïka Morin
Roxane Nadeau
Mélodie Nelson
Catherine Ocelot
Sarah-Jane Ouellet
Anaïs Paquin
Véronique Pascal
Annie Perreault
Lucille Pesloûan
Marie-Hélène Poitras
Sans Rocheleau
Valérie Picard
Lily Pinsonneault
Si Poirier
Nathalie Ranger
Katherine Raymond
Kiev Renaud
Valérie Roch-Lefebvre
Sarah Rocheville
Karine Rosso
Stéphanie Roussel
Mélanie Roy
Jolène Ruest
Lucille Ryckebursch
Virginie Savard
Chloé Savoie-Bernard
Marie-Ève Sévigny
Jeanne Simoneau
Romy Snauwaert
Érika Soucy
Jessica St-Pierre
Olivia Tapiero
Camille Toffoli
Karianne Trudeau Beaunoyer
Rosalie Trudel
Élise Turcotte
Sarah Turner
Justina Uribe
Mélodie Vachon Boucher
Chloé Varin
Laurence Veilleux
Maude Veilleux
Mélissa Verreault
Aimée Verret
Myriam Vincent
Catherine Voyer-Léger
illustration principale : Anemone123 CC 0
2 Commentaires
Esmée Bee
16/07/2020 à 08:38
En lutte depuis mon plus jeune âge contre ce système je m'aperçois que la lutte est inégale: seules des femmes ont signé et seules des femmes liront ce splendide plaidoyer. Combien seront découragées? Combien verront leurs peines avivées? combien se solidariseront et se joindront - peut être avec espoir- à cette lutte interminable? Des poussières de miettes de reconnaissance ponctuelle leur seront accordées.
Si on essayait de mettre la honte sur ces délinquants- criminels solidaires dans leur recherche de toute puissance et leur actes dominants? Les femmes portent tout sur leurs épaules, les mecs s'en foutent, ils trouveront la bonne combine, le bon avocat, le bon ministre de la justice, le bon pouvoir de l'argent facile, et mille moyens complices pour étouffer les revendications. "le désespoir est assis sur un banc" et le prédateur auto-béni et auto-pardonné lui lance la pierre gluante de ses prodigieuses con-quêtes.Je vous félicite de votre courage. Désormais j'ai capitulé car tous les efforts de ma génération et ceux de nos ancêtres ne sont que de petites pierres sur le long chemin sans fin du petit poucet ou de la petite poucette. Parfois une fleur rassure et console mais le phénomène mâle humain reprend toujours ce qu'il croit avoir perdu, alors qu'il n'a jamais rien gagné que son auto-suffisance glorieuse. Esmée Bee
Forbane
16/07/2020 à 12:36
Est-il possible d'ajouter sa signature à la pétition ?