L'union fera la force, et Amazon compte bien sur ses dizaines (centaines ?) de milliers d'auteurs passant par l'autopublication Kindle Direct Publishing pour l'emporter. Dans son conflit contre Hachette Book Group, dont l'enjeu est le prix de vente des livres numériques, le groupe de Seattle a décidé d'en appeler à ses troupes les plus sensibles : les écrivains indépendants. Un message signé de l'équipe tout entière vient de parvenir dans les boîtes mail ce matin même. (reproduit en intégralité en fin d'article)
Le 09/08/2014 à 12:13 par Nicolas Gary
Publié le :
09/08/2014 à 12:13
Alan Cleaver, CC BY 2.0
Allons directement à la conclusion, c'est encore la plus probante : « Nous n'abandonnerons jamais notre lutte pour un prix abordable pratiqué pour les ebooks. Nous savons que rendre les livres moins chers est bon pour la culture du livre. Nous aimerions votre aide. S'il vous plaît, écrivez à Hachette, et mettez-nous en copie. » S'ensuit l'adresse du PDG de Hachette Book Group, Michael Pietsch, et celle du mouvement Readers United, impulsé par la firme de Jeff Bezos.
Avant de revenir sur l'ensemble du courrier, il est intéressant de pointer les quatre points mis en exergue, à l'attention des auteurs. D'une part l'entente illégale, pour laquelle les éditeurs ont été mis en accusation avec Apple - s'en est suivie la condamnation de cette dernière. « S'il vous plaît, arrêtez de travailler si dur à la surfacturation des livres numériques. Ils peuvent et doivent être moins chers. »
Amazon insiste également sur le fait qu'une baisse de prix sera tout aussi profitable pour la culture que l'apparition du livre de poche. Enfin, elle revient sur l'utilisation des auteurs du groupe Hachette comme leviers, incitant le groupe éditorial à les sortir de leur situation présente. Mais surtout, elle insiste sur le fait que tous les auteurs ne sont pas unis derrière Hachette, dans une grande coalition solidaire. En matière de propagande, difficile de rivaliser, surtout quand HBG se terre dans un mutisme complet. Si celui qui en parle le plus en mange le moins, dans le cas présent, le silence de Hachette ne lui est guère profitable.
La Seconde Guerre mondiale de l'édition : ebooks et livre de poche
Que dit alors Amazon ? En substance, on rapproche le livre numérique de l'arrivée du livre de poche qui, avant la Seconde Guerre mondiale aux USA, a permis de diminuer le prix de vente des ouvrages. « Les lecteurs ont apprécié le livre de poche, et des millions d'exemplaires ont été vendus en une seule année. » Des assertions complexes à vérifier, et des chiffres évidemment délicats. En France, c'est Albert Pigasse, fondateur de Grasset, qui lancera la collection Le Masque en 1927 - aujourd'hui propriété des éditions JC Lattès (Dan Brown, Zlatan, Grégoire Delacourt ou Delphine de Vigan).
Sans remonter trop loin dans l'historique de ce format, on peut rappeler que Gervais Charpentier, libraire-éditeur français, s'était lancé à la fin des années 1830, et que Louis Hachette avait également investi le secteur début 1850. Outre-Manche, c'est Penguin Books qui avait franchi définitivement le pas en 1935, mais principalement pour des rééditions de classiques - et c'est probablement là la première erreur d'Amazon : si des nouveautés furent bien publiées par Penguin Books, elles n'étaient finalement que marginales.
Bien entendu, ce format répondit à la nécessité d'un objet moins chèrement vendu, et donc plus abordable pour le public - potentiellement plus en mesure de se vendre. Jean Giono le résuma alors, en 1958, « aujourd'hui, le livre de poche est le plus puissant instrument de culture de la civilisation moderne ». Marcel Pagnol est plus marquant encore :
Ce qui dessert l'argumentation un peu plus, c'est que la contrepartie du prix plus réduit était une qualité moins grande. Et l'on se souvient de multiples réactions en France, toujours d'actualité, si l'on doit transposer au livre numérique :
Et c'est là que la rhétorique d'Amazon est bien rodée : avec un format poche moins onéreux, « on pouvait croire que la création littéraire aurait célébré [cette] invention, oui ? Non. Au lieu de cela, ils ont creusé des digues et ont mis les diligences en cercle [NdR : référence au Far West, comme on la retrouve dans Lucky Luke, pour se défendre contre les attaques d'Indiens !] Ils croyaient que des livres de poche à moindre coût allaient détruire la culture et nuire à l'industrie (sans parler de leurs propres comptes en banque) ».
Big Brother sert à tout, surtout à contrôler l'information
Et la firme de citer George Orwell, « publishers had any sense, they would combine against them and suppress them ». Mais Amazon est fourbe - ou excellent communicant, c'est selon. Car la véritable citation d'Orwell, que l'on peut aisément retrouver, dit clairement qu'Orwell, auteur publié chez Penguin, justement, trouvait les livres de poche exceptionnels : « The Penguin Books are splendid value for six pence. So splendid that if other publishers had any sense they would combine against them and suppress them.».
(source google books, The Content Makers, de Margaret Simons)
Absolument l'inverse de ce que lui fait dire Amazon : les éditeurs se seraient unis, s'ils avaient du bon sens, non pas pour détruire le livre de poche en tant que format, mais détruire ceux de Penguin, parce qu'ils étaient superbes. Autrement dit, loin, très loin de la conclusion qu'Amazon prêt à Orwell, qui aurait « suggéré une entente », le romancier vantait les qualités du nouveau format de son éditeur.
La suite est déjà connue : elle reprend les commentaires publiés dans les forums d'Amazon, pour encourager à la baisse des prix, et le passage de 14,99 $ à 9,99 $.
« Pour chaque exemplaire d'ebook que l'on vendrait à 14,99 $, il se vendrait 1,74 exemplaire s'il était au prix de 9,99 $ », attaque Amazon. Dès lors, 100.000 titres vendus à 14,99 $ deviendraient 174.000 exemplaires à 9,99 $. « Le total des revenus de 14,99 $ serait de 1,499 million $. Le total des revenus pour 9,99 $ est de 1,738 million $. »
.../... Pour une baisse de prix pratiquée de 5 $, soit 33 % de moins pour le client, les recettes augmenteraient de 16 %. Pour l'auteur, c'est une hausse des revenus en conséquence, et une meilleure chance d'être lu. Et pour l'éditeur, comme le revendeur, si le client paye moins, la part totale du gâteau est plus grande. (voir notre actualitté)
Le reste verse donc dans une tentative d'explication très simple : l'ebook pas cher, ce sont des ventes en plus. De surcroît, pour Lagardère, maison mère de Hachette, le livre numérique ne représente que 1 % du chiffre d'affaires, aussi le considèrent-ils comme la part congrue.
Les auteurs sont alors invités à copier-coller le message du texte envoyé et le faire parvenir au CEO de Hachette, afin que ce dernier sente la pression des auteurs peser. Mais ces derniers ne doivent pas se laisser abuser : le prix des livres numériques mérite d'être intelligemment pensé, en fonction de ce que contient le livre - réédition de classique libre de droits, ou nouveauté, oeuvre enrichie ou simple texte homothétique, les tarifs doivent varier.
L'autre point qu'Amazon s'empresse de passer sous silence, c'est que le livre de poche, en tant que format, était largement interopérable : n'importe quel lecteur peut profiter d'un livre papier, en format poche, sans avoir à entrer dans un écosystème numérique propriétaire. Et par là même, entièrement contrôlé par... Kindle, et donc Amazon. Le plaidoyer, comme toujours, est bien pensé, mais il était inutile de faire mentir Orwell pour appuyer son propos. Sauf que beaucoup s'arrêteront à ce qu'Orwell fut l'auteur de 1984, roman de la suprême répression.
Finalement, c'est le pompier pyromane, cette histoire...
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