L'édition du Salon du livre de Paris 2015 proposait un rendez-vous jusqu'à lors inédit. Répondant à des impératifs de partage et d'échanges entre éditeurs, la plateforme Talentueux Indés s'était ouverte, à l'initiative de Pierre Astier. Éditeurs étrangers, agents et scouts pouvaient s'y retrouver autour d'éditeurs présentant leurs catalogues. La mise en relations de maisons étrangères avec des structures plus petites n'était pas évidente, les poids lourds français accaparent rapidement l'attention. Retour sur cette opération.
« Talentueux Indés ». D'où vient cette idée ? Quel en était l'objectif ?
Chaque année, il y a de nouveaux éditeurs qui se lancent dans ce métier à risque. Bien souvent, parce qu'ils fonctionnent à l'instinct, ils se révèlent d'incroyables découvreurs. Le monde éditorial francophone concentre à Paris ou à Montréal de grands groupes et plusieurs très grosses maisons. Pour le reste, le vaste espace francophone fourmille de structures indépendantes très dynamiques, très entreprenantes, qui chacune à sa façon constitue un écosystème de créateurs, de médiateurs et de lecteurs. De Montréal à Abidjan, de Bordeaux à Bruxelles, de Beyrouth à Dakar. « Talentueux Indés » avait pour but de donner une idée de cette richesse et de cette diversité aux visiteurs professionnels étrangers au Salon du Livre de Paris. Des initiatives de ce genre existent en Allemagne ou en Italie.
Comme je l'avais dit aux Rencontres professionnelles de Dakar, il est temps de prendre conscience de manière globale de cet espace francophone de lecteurs et d'écrivains et de toutes les possibilités de « travailler ensemble » qui en résultent. Le moment de l'année où nous avons l'offre éditoriale en langue française la plus importante, c'est au Salon du livre de Paris. Nous y trouvons des centaines d'éditeurs qui viennent de toute l'Europe francophone, d'Afrique, du Proche-Orient, d'Amérique, de la Caraïbe, de Polynésie, et évidemment l'édition française et parisienne dans son ensemble (ou presque).
Les visiteurs viennent en visiteurs, achètent des livres… mais les professionnels ne sont pas assez pris en compte dans leur ensemble ! C'est terriblement cloisonné. Les Parisiens entre eux, ceux des régions entre eux, les francophones entre eux (et quand on dit les francophones : les gens d'Algérie entre eux, etc.). Je me suis donc dit : « Faisons quelque chose qui prenne le contrepied de tout cela, qui permette de se connaître, de se rencontrer, de partager. » Ce que nous avions dit au départ, c'est que le concept devait être novateur, il fallait que ça aille vite, que ce soit rythmé, que ce soit punchy.
C'était punchy !
Si vous le dites… J'ai un peu stressé les éditeurs ! Je leur avais dit : “On sera debout, on ne va pas s'asseoir, on ne va pas se passer le micro comme ça se fait toujours… Il n'y aura pas de temps mort, ça va aller vite, vous avez sept minutes pour présenter votre ligne éditoriale, et deux ou trois titres… Préparez vos interventions…”
Pierre Fourniaud (La manufacture des livres) crédit Raphaël Thierry
Ce format, une sorte de stand-up alterné d'éditeurs, que j'ai trouvé vraiment intéressant, c'est la première fois qu'on l'observe ?
Non, pas vraiment. Nous nous sommes inspirés de présentations vues à la Berlinale pour le cinéma ou à la Foire du Livre de Guadalajara au Mexique. Pour les éditeurs francophones, c'était sans doute un peu nouveau. Nous avions dit aussi qu'il fallait des tables pour chaque éditeur après, et que l'on continue de rester debout pour le “matchmaking”, à savoir les rencontres entre les intervenants et le public de professionnels. Parce que la station debout est une station plus dynamique.
Ce sont peut-être des choses élémentaires que l'on oublie parce qu'elles sont trop évidentes…
Et ils ont donc joué le jeu, les 20 indés, ainsi que les gens de la salle.
Si l'on devait donc faire un premier bilan, on pourrait dire que c'est une initiative qui a plutôt bien pris…
Plus de 120 inscrits de 15 pays différents : des éditeurs étrangers, des scouts, des traducteurs, des producteurs de cinéma et de télévision… Ce n'est pas fréquent d'avoir dans un même lieu autant de professionnels du monde entier pendant une journée entière.
À ce sujet, nous en avions d'ailleurs un peu discuté à Dakar en novembre dernier : je me suis posé la question de cette transition de votre métier d'éditeur vers un métier d'agent littéraire qui aujourd'hui devient un opérateur culturel, mettant les professionnels en relation…
L'agent littéraire est un intermédiaire, quelqu'un qui met en relation les créateurs (romanciers, essayistes) avec les producteurs de livres (éditeurs français et étrangers) et les producteurs d'images (cinéma et télévision). Je le dis souvent : il est un peu une agence matrimoniale, un “marieur”. Au-delà, il peut aussi organiser des événements, des lieux pour ces rencontres. L'agente espagnole Anna Soler-Pont fut chargée d'organiser l'invitation de la Catalogne à la Foire de Francfort en 2007.
L'agente littéraire turque Nermin Mollaoglu est l'organisatrice du Istanbul Tanpınar Literature Festival. L'agent taiwanais Gray Tan joue un rôle déterminant dans la venue d'éditeurs et agents étrangers à Taipeh, etc. Ce ne sont pas des cas isolés. Dans un même ordre d'idées, il y a eu le travail formidable réalisé par les élèves de l'EMI puisque la conception et la réalisation du catalogue leur reviennent. C'est une autre forme d'intermédiation.
Pierre Astier & Jutta Hepke (Vents d'ailleurs) Crédit Raphaël Thierry
N'y a-t-il pas une survalorisation des petits éditeurs ? Ou alors ne les présente-t-on pas sous un jour qui peut sembler un peu condescendant ? Je pense en particulier aux éditeurs africains, dont on présente le travail comme un miracle d'existence.
Chaque maison d'édition est un miracle d'existence, oui, c'est un métier vraiment difficile, confronté à d'innombrables difficultés, qui ne sont pas les mêmes en Europe et en Afrique subsaharienne par exemple. En tant que fondateur de la revue puis de la maison d'édition Le Serpent à Plumes, je suis passé par là et sais ce qu'il en est.
Il y faut beaucoup de passion et de dévouement. C'est la raison pour laquelle faire en sorte qu'ils se connaissent, qu'ils collaborent, puisqu'ils exercent ce métier dans une même langue, le français, est très importante. Le travail fait par l'Alliance Internationale des Éditeurs Indépendants est essentiel. Le regroupement des éditeurs de voyage paneuropéen, l'UEVI, également. Nous avons veillé, en constituant la liste des 20 Talentueux Indés, à ce qu'il y ait des représentants de l'ensemble du monde francophone. Ou presque.
Comment le contact s'est-il fait, par exemple, avec les éditeurs du Maghreb qui étaient bien représentés ? Est-ce qu'il y avait un sous-texte “engagement éditorial” ? L'originalité de leur catalogue justifiait-elle votre sélection ?
J'avais trois idées en tête : il faut qu'ils soient des découvreurs d'auteurs. Ça, c'est à mon avis la clef de l'existence d'une maison. Une maison prend tout son sens quand elle a découvert quelqu'un. Deuxièmement, qu'ils aient une ligne éditoriale originale. Et je pense que, dans l'abondance de livres qu'il y a aujourd'hui, ceux qui se distinguent sont ceux qui ont une originalité dans leur ligne éditoriale. Et ils me l'ont à peu près dit, pas tous de façon explicite, mais à peu près quand même. Troisièmement, il y avait la ligne graphique. Je crois qu'elle est fondamentale. Et c'est pour ça que j'ai quasiment clôt la rencontre avec Cédric Biagini, qui est également un graphiste, et qui a dit à quel point la ligne graphique est importante pour faire valoir une ligne éditoriale. L'“engagement éditorial” est intrinsèque au métier. Pour les éditeurs de sciences humaines et sociales, qui valorisent une pensée neuve et originale, il va de soi que l'engagement éditorial est fondamental.
François Nkémé (éditions Proximité) Crédit Raphaël Thierry
Les institutions (Centre National du Livre, Organisation Internationale de la Francophonie, Institut Français) ont apporté leur soutien à “Talentueux Indés”.
Oui, tous savent le rôle essentiel joué par les PME de l'édition dans le tissu éditorial des pays de langue française et il me semble qu'ils ont compris le message qu'il y avait à sortir des cloisonnements traditionnels en présentant ensemble des éditeurs des régions de France et des éditeurs d'Afrique, des éditeurs de la région parisienne et des éditeurs d'Amérique, tous ayant en partage le français. Le prolongement du “vivre ensemble” n'est-il pas le “travailler ensemble” ?
On voit des diffuseurs, des organisateurs de coéditions, on voit des associations de libraires, on voit tous ces projets-là qui sont tous intéressants, chacun dans sa spécialité, mais qui ont, je pense, un peu du mal à arriver à se rencontrer. Comment situer “Talentueux Indés”, et peut-être plus globalement le travail de votre agence ?
Nous avons depuis toujours conscience qu'une chaîne du livre se met en place avec, au départ, des écrivains, et à l'arrivée, des lecteurs. La production de livres en langue française doit viser à prendre en compte l'ensemble des écrivains en langue française et l'ensemble du lectorat en langue française. Sans préjuger des niveaux de vie et pouvoirs d'achat très variables d'un continent à l'autre. Je travaille en ce moment, et nous en avions parlé à Dakar, sur des statistiques du monde francophone.
Et j'espère qu'un jour on aura la possibilité d'aller un peu plus loin dans cette compilation de données et de chiffres, etc. Les vingt éditeurs présents le 21 mars se sont reconnus, ils font le même métier, qu'ils soient à Yaoundé ou à Bruxelles. Et ils se sont peut-être dit qu'il y avait des choses à faire ensemble. Le fait qu'ils s'écoutent les uns les autres a provoqué l'envie d'échanger, peut-être. Ils ont en tous cas eu des idées, ça, c'est évident.
La prochaine édition, vous l'imaginez au Salon du livre de Paris, l'an prochain par exemple ?
Oui, évidemment, le SNE et l'organisation du Salon du Livre ont soutenu et accompagné cette manifestation, une salle a été mise à notre disposition : ce n'est pas rien.
Une dernière question : quel retour avez-vous des éditeurs étrangers, des scouts, des agents, des producteurs qui étaient présents le 21 mars ?
Le sentiment pour beaucoup d'avoir assisté à quelque chose de nouveau au Salon du Livre de Paris. Le concept, la formule ont séduit. Il y a eu de vrais coups de cœur pour les 20 éditeurs, car ce n'est pas la même chose de voir en chair et en os quelqu'un qui incarne une ligne éditoriale et feuilleter un catalogue ou se balader sur un site internet.
Plusieurs éditeurs indépendants modestes, humbles, s'étaient toujours tenus un peu en retrait : ils savent désormais que les échanges internationaux sont également du domaine du possible pour eux. Et dans de grands événements à venir, je pense à Francfort 2017, ils auront leur place.
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