En 2011, le Premier ministre, François Fillon, confiait un rapport à plusieurs personnalités, qui le remirent en novembre 2011. Simon Barry, Contrôleur général économique et financier, Christian Formagne, Administrateur Civil et Philippe Martel, Contrôleur général économique et financier étaient mandatés pour sa rédaction. La thématique était simple : « Les enjeux de l'application du taux réduit de TVA au livre numérique. »
Le 03/12/2014 à 14:33 par Nicolas Gary
Publié le :
03/12/2014 à 14:33
Rémi Vincent, CC BY 2.0
Fort de ce premier rapport, Philippe Martel fut missionné par la ministre de la Culture Aurélie Filippetti, en août 2013, pour replonger dans le dossier, avec pour perspective l'échéance européenne. En effet, la France (avec le Luxembourg) est sous le coup d'une procédure d'infraction, pour avoir appliqué un taux réduit de TVA au livre numérique, contre la directive européenne idoine.
Le rapport demandé à Philipper Martel avait conduit à l'audition de plusieurs acteurs de l'édition. Mais l'Énarque qui dirigeait le comité d'experts s'est drôlement fait remarquer, quelque temps après la remise dudit document.
En effet, celui qui avait dirigé le cabinet d'Alain Juppé entre juin 1993 et novembre 1994, au Quai d'Orsay, décidait de prolonger sa carrière politique en rejoignant les rangs du Front national. Aujourd'hui, il est chef de cabinet de Marine Le Pen.
Retour vers le futur, avant les ennuis européens
Dans la synthèse du rapport remis en novembre 2011, alors que le marché numérique en France n'en était encore qu'à faire ses premiers rots, on prévoyait qu'il représenterait 20 à 25 % du chiffre d‘affaires aux États-Unis, d'ici 2015. Mais pour ce faire, il était nécessaire de disposer d'un catalogue « étendu et accessible », et surtout des ouvrages récents, à un prix décent.
Le rapport constatait que l'écart de prix entre grand format et numérique variait alors de 15 à 30 %, alors que les attentes du consommateur se rapprochaient plutôt de 35 à 40 %. Le taux de TVA réduit, passant de 19,6 % à 7 %, aurait permis de diminuer le prix de vente : « Un taux réduit permet d'obtenir le prix recherché par le consommateur tout en préservant les maillons de la chaîne. »
Le taux réduit devait avoir pour conséquence de fortifier les groupes éditoriaux face aux sociétés américaines, mais également représenter pour les libraires indépendants « une chance [...], à condition que la taxation ne réduise à néant leurs capacités d'investissement et d'anticipation des mutations à venir ».
Enfin, le taux réduit aurait des conséquences positives pour les finances publiques.
De ce fait, le livre numérique et le livre physique sont deux produits qui ne diffèrent que par leur mode de fabrication et de diffusion. Leur appliquer des taux de TVA différents contrevient au principe de l'unicité de taux de TVA, constamment appliqué par la jurisprudence de la Cour de Justice des Communautés européennes et notamment rappelé dans l'arrêt The Rank Group du 10 novembre 2011.
Les simulations économiques effectuées à la demande de la mission ont montré que l'impact d'un taux réduit de TVA serait faiblement positif d'ici 2015 sur les seules ventes de livres, mais largement bénéficiaires en incluant la TVA perçue sur les liseuses. Au total, on peut attendre un effet bénéfique cumulé 2011-2015 de 90 à 110 M€ pour la seule part française.
À l'époque, le rapport méritait d'être salué, pour avoir pointé les enjeux les plus clairs sur les perspectives de développement de l'ebook en France.
On prend les mêmes, et on recommence
D'autant plus que le rapport intervenait un an après que le Parlement français a adopté, en décembre 2010, le taux réduit de TVA pour le livre numérique. Et concernant les problématiques d'infraction, lancées par la Commission européenne, le rapport de novembre 2011 apportait quelques éclairages intéressants. Notamment en évoquant le principe d'unicité du taux, qui « consiste à appliquer le même taux de TVA aux biens semblables, afin de ne pas créer de distorsion de concurrence dans le cadre du marché unique». La directive 67/227/CE du Conseil du 11 avril 1967 l'évoquait clairement, de même que celle 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006.
Bien entendu, à cette époque, les questions de TVA pour un livre numérique étaient encore loin d'être au programme : si quelques lecteurs ebook existaient sur le marché, le Kindle ne fit son apparition qu'une année plus tard, et l'on n'imaginait alors pas que l'ebook connaîtrait le boom aujourd'hui constaté dans les pays anglo-saxons.
C'est en juillet 2012 que la mise en demeure surgit de la Commission européenne, et le 21 février 2013 que la Cour de Justice de l'Union européenne est saisie du dossier. Pour la CE, le livre numérique est un service, qui n'a pas le droit de bénéficier d'un taux réduit. Et la résolution devrait intervenir dans les premiers temps de l'année 2015, sans que l'on puisse réellement savoir de quel côté penchera la balance de la justice. (voir notre actualitté)
Dans ce contexte, et quelques mois après le déclenchement de la procédure d'infraction, la rue de Valois mandatait donc Philippe Martel pour un rapport, lequel aurait pour vocation d'apporter des réponses, pour défendre le cas de la France devant la CJUE. Mais qu'en est-il du rapport demandé par Aurélie Filippetti ? Sollicitée par ActuaLitté, la députée de Moselle n'a pas encore donné suite à nos demandes. Pas plus que l'actuel ministère de la Culture.
Il faut d'ailleurs beaucoup d'opiniâtreté pour retrouver le document, et mettre la main sur l'Actualisation du rapport de novembre 2011 sur les enjeux de l'application du taux réduit de TVA au livre numérique. Les trois mêmes auteurs sont sollicités reprendre leurs travaux, par Aurélie Filippetti et Pierre Moscovici. Et dans la lettre de mission, on trouve bien cette recommandation : l'étude « sera très utile pour éclairer les débats communautaires, notamment dans la perspective du Conseil européen sur le numérique d'octobre 2013, sur les effets du taux réduit de TVA ».
Relever le taux de TVA de l'ebook, "des effets fortement négatifs"
Le rapport croit noter que la baisse de TVA a été répercutée sur les prix, puisque l'on constate désormais un écart entre grand format et ebook de 30 %. Mais il pointe que le relèvement du taux de TVA aura surtout « des effets fortement négatifs » :
L'hypothèse la plus probable serait que les éditeurs ne pourraient pas répercuter la hausse du taux sur le prix TTC. Leur marge serait comprimée d'autant, ce qui nuirait directement à la création ;
Si néanmoins un tel relèvement du taux intervenait, il aurait pour principal résultat d'avantager, dans la législation communautaire actuelle, les libraires électroniques basés dans d'autres États membres, ces libraires appliquant le prix TTC du livre fixé par l'éditeur, mais reversant la TVA au taux de leurs pays d'établissement. Cette mesure renforcerait donc la concentration de la librairie électronique au profit de quelques opérateurs anglo-saxons et induirait une distorsion de concurrence tout à fait choquante.
On constate aussi que les éditeurs harmonisent les prix du numérique avec le poche, avec une tarification identique. Il alerte également sur le fait que le numérique, qui pouvait représenter une chance pour les libraires, ne doit pas d'effectuer à leurs dépens, pas plus qu'à ceux « de la diversité du catalogue ». Le risque de best-sellerisation, et de leur promotion, est cependant inévitable, et partout constaté.
Le rapport recommandait toutefois «dans la phase d'émergence du marché français, mais aussi de nombreux marchés européens d'éviter que se cristallisent des positions dominantes, ce qui passe par la diversité de la commercialisation et la promotion de l'interopérabilité».
En somme, des conclusions qui ne cassent pas trois pattes à un canard, et qui invitaient à reconduire une évaluation ultérieure. Mais pourquoi alors, ne pas avoir rendu public un document inoffensif ? Remis le 15 octobre 2013 à Pierre Moscovici et Aurélie Filippetti, le rapport n'abordait même pas la question de la procédure d'infraction, se bornant à répéter que «l'alignement du taux de TVA du livre numérique sur celui du livre imprimé, [était] notamment justifié par le principe de neutralité technologique ».
Mais comme sa présentation coïncidait, peu ou prou, avec le départ de l'un de ses auteurs pour le poste de chef de cabinet de Marine Le Pen, peut-être que sa publicitén'aurait pas été du meilleur effet ? Nous ne sommes pas parvenus à joindre Philippe Martel pour lui poser la question. Selon l'Express, qui faisait, à l'époque, état de ce départ, Philippe Martel assurait à ses proches
qu'il veut reconstruire "le RPR des années 1980". Que lui n'a pas changé, que c'est la droite qui n'est plus la même, la France d'aujourd'hui qui n'est plus celle d'hier. A Bordeaux, pendant l'été, Alain Juppé a trouvé dans son courrier personnel une lettre de son ancien obligé. Il n'y a pas répondu.
Une question de priorités, finalement.
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