S'il est bien un dirigeant dont personne ne voudrait chausser les baskets, actuellement, c'est Michael Pietsch, le directeur général de Hachette Book Group. Ayant débuté sa carrière chez Little, Brown & Company, en 1992, il est actuellement à la tête de la filiale américaine. Et en première ligne dans le conflit qui l'oppose à Amazon. Une place de choix, certes, mais que peu envient...
Le 02/06/2014 à 12:20 par Nicolas Gary
Publié le :
02/06/2014 à 12:20
joo0ey, CC BY 2.0, sur Flickr
Pour Laurence J. Kirshbaum, ancien agent littéraire qui a travaillé comme directeur d'Amazon Publishing, Mietsch ressemble à Horatius Coclès, le légendaire héros romain. Seul sur le Pont Sublicius, contre l'armée étrusque, il défend le dernier passage qui conduirait les armées ennemies à la ville de Rome. Une bravoure telle que le roi Porsenna décida de renoncer à l'invasion, et proposa un traité de paix. Aujourd'hui, Pietsch « porte seul le reste de l'industrie sur son dos », estime l'agent dans le NY Times.
Du fait des accords de confidentialité signés entre les deux firmes, personne ne s'exprime dans la presse, pas plus ses employés que lui-même. Le groupe français, Hachette Livre, reste également silencieux au possible sur cette affaire qui l'oppose au géant du web.
Mais la personnalité de Pietsch serait celle qui convient, dans la situation présente. Sloan Harris, agent chez International Creative Management confirme : « Bien que je n'envie pas sa position dans ce combat de rue, je pense qu'il est la personne parfaite pour livrer bataille. » On lui souhaite donc, comme à Coclès, de traverser le Tibre sous une pluie de flèches et d'en sortir indemne...
Parmi les soutiens majeurs reçus ces dernières semaines, James Patterson, un auteur Hachette Book Group, qui, à l'occasion de la Book Expo America, a fait un discours largement salué. « Amazon, comme vous le savez, veut contrôler la librairie, l'achat de livres, et même l'édition d'ouvrages, ce qui est une tragédie nationale », a souligné le romancier, multi-millionnaire... grâce à son éditeur ?
Pourtant, d'autres témoignages, comme celui de Bonnie Nadell, agent de David Foster Wallace, assurent que l'homme ne se prend pas pour un héros. « Il ne veut pas être considéré comme un guerrier contre Amazon. Je pense que cela le met incroyablement mal à l'aise. » Horatius Coclès contre l'Amazon Jeff Bezos, cela vous ferait une belle tête d'affiche pour un péplum moderne, pourtant.
Une solution, façon inquisition : brûlons tout
Le conflit, qui tourne autour de négociations commerciales sur la vente de livres numériques, est finement observé - et parfois, suscite les réactions les plus incroyables. Jeremy Greenfield, dans un édito publié sur Digital Book World, estime que la solution passerait par un affrontement direct. « Je pense que si Hachette veut avoir une chance de battre Amazon, dans cet affrontement, il doit retirer ses livres et ses ebooks du détaillant. Et il doit le faire publiquement, en expliquant à ses auteurs, à l'industrie, et autant de lecteurs que possible, pourquoi il fait ce qu'il fait. »
Sachant que plus de 30 % des ventes de Hachette Book Group sont numériques, et que l'on attribue entre 60 et 90 % des parts de marché de la vente d'ebooks à Amazon, l'attitude aurait quelque chose de suicidaire. « La politique de la terre brûlée. Est-ce que cela a jamais marché pour quelqu'un », se désole un observateur. Supprimer ses titres, tout en avançant de nouvelles conditions commerciales chez d'autres revendeurs, cela ne semble pas bien sérieux. Ni crédible.
La mauvaise foi pas uniquement chez Amazon
La Guilde des auteurs américains a depuis longtemps pris parti en faveur de Hachette. Mais certainement pas parce que le directeur de l'organisation, Scott Turow, est publié par Grand Central Publishing, une filiale de Hachette Book Group. D'ailleurs, Turow n'a certainement pas manqué de remarquer que ses livres étaient frappés par la même sanction que ceux de l'éditeur : un délai de livraison de 2 à 4 semaines...
Et l'AG critique farouchement le rameau d'olivier brandi par Amazon, dans son dernier communiqué, pour tenter d'apaiser les esprits. Une communication d'une certaine « mauvaise foi », assure l'Authors Guild. Si les négociations frappent HBG - et aucun autre éditeur pour l'heure, sur le territoire américain - Amazon est en train de renégocier l'ensemble de ses contrats avec les fournisseurs, pour obtenir de meilleures marges, et satisfaire aux désirs des actionnaires, rappelle-t-on.
Vendre le plus bas possible ?
Est-ce alors cette tyrannie « du prix le plus bas », que dénonce Seth Godin, le célèbre entrepreneur, et ancien responsable du marketing de Yahoo, qui avait également tenté l'aventure éditoriale, en autopublication largement médiatisée chez Amazon ? « Au fil du temps, cependant, dans un marché concurrentiel, la quête de prix bas mène à la brutalité. La brutalité qui nuit à vos fournisseurs, celle qui risque de compromettre votre moral et votre mission. Quelqu'un d'autre est toujours disposé à se positionner un cent de moins que vous, et pour le concurrencer, vos choix sont de plus en plus limités. »
Amazon paierait donc les conséquences de ses choix tarifaires ? Seth Godin évoque pour sa part le choix d'un éditeur, ou d'un auteur, ou d'un créateur, plus globalement. « Sur le long terme, être le moins cher est un refuge pour les personnes qui n'ont pas le talent de concevoir quelque chose pour lequel on est prêt à payer le prix, qui n'ont pas le courage de pointer leur produit ou leur service et de dire, ‘ce n'est pas le moins cher, mais ça vaut le coup'. » On croirait pourtant que c'est là le comportement même d'Amazon : moissonner le plus largement possible pour obtenir une base de clients-consommateurs gagnés à sa cause…
Un travail en bonne intelligence - et bonne entente
Monopsone ou monopole, maintenant, qu'importe, lance Hugh Howey, le romancier de science-fiction. L'évolution même d'Amazon a été de se mettre en concurrence avec soi : partir de la vente de livres physiques, pour arriver à celle de livres numériques a quelque chose de la continuité logique, mais dans le même temps… Si les clients ont salué l'arrivée des services d'Amazon, l'industrie, dans le même temps, décriait toutes les actions du cybervendeur. Mais toute cette stratégie a inversé la donne : les grandes surfaces comme Borders (qui a fait faillite) ou Barnes & Noble, les méchants d'hier, sont aujourd'hui les gentils. L'inversion des valeurs est sidérante, en quelques années.
ActuaLitté, CC BY SA 2.0, sur Flickr
Howey rue dans les brancards : après tout, personne ne s'est indigné de la fusion entre Random House et Penguin, qui est devenu le plus important groupe éditorial au monde, avec les prix Nobel et les best-sellers les plus vendeurs. Pourtant, cette réunion conduira inéluctablement à la disparition d'emplois. « Au lieu de cela, nous l'avons pris comme une solution plus efficace pour aider ces grandes institutions en concurrence avec [Amazon], qui tente de baisser les prix et d'augmenter les revenus des auteurs. »
Et de frapper plus fort encore : « Toutes ces entreprises devraient aborder le marché avec pour objectif d'être les meilleurs absolus dans tout ce qu'ils font. Pour soutenir la concurrence. » Sauf qu'en regard de la condamnation d'Apple pour entente, avec les éditeurs américains (dont Hachette Book Group), l'édition donne aujourd'hui l'impression d'un grand milieu de culture, certes, mais surtout d'entente. Où la concurrence n'aurait pas sa place…
L'écrivain pointe que d'une maison à une autre, les contrats sont identiques, que les redevances liées aux livres numériques sont les mêmes, et ne sont pas négociables. « Ils ont l'habitude de travailler ensemble, sans compétition, afin d'augmenter le prix pour leurs clients. » Les BIG 5, surnom donné aux grands groupes éditoriaux américains, sont coupables d'avoir trop longtemps travaillé main dans la main. Amazon perturbe-t-il le milieu du livre, ou simplement les habitudes prises par chacun ?
Si l'on parle de concurrence, conclut-il, pourquoi ne la retrouve-t-on pas entre les éditeurs ?
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