Les données concernant l'évolution de la librairie en France sont complexes à dénicher sur la toile. Quelques études ont récemment fleuri, et les Rencontres nationales qui se déroulaient à Bordeaux ont attiré l'attention du public et des médias sur ce métier. En 2009, le rapport Gaymard fit date, largement salué : ce dernier visait à démontrer l'influence bénéfique de la loi sur le prix unique du livre dans le commerce du livre. Faire date, c'est une chose, introduire des notions erronées en est une autre.
Le 01/08/2013 à 15:18 par Nicolas Gary
Publié le :
01/08/2013 à 15:18
Hervé Gaymard
Que l'on soit clair : il ne s'agit pas de remettre en cause la loi de 81, qui a introduit une fixation par l'éditeur d'un prix unique pour les ouvrages publiés. Du tout. En revanche, un tour d'horizon des différentes études récentes, et un parallèle avec celles antérieures au rapport Gaymard, semble montrer que l'enthousiasme du député UMP de Savoie. Hervé Gaymard concluait à « un bilan très largement positif de la loi », considérant non seulement « le maintien et le développement du réseau de diffusion du livre » mais également « la vitalité et la diversité de la création éditoriale ».
"Le bilan de la loi du 10 août 1981
est donc incontestablement positif." (rapport Gaymard)
Parmi ses conclusions, on trouve que la loi « a permis de maintenir un réseau de diffusion et de distribution des livres diversifié sur l'ensemble du territoire, avec un réseau de plus de 3500 librairies indépendantes, sans être un obstacle à la montée en puissance de nouveaux acteurs ». Et un peu plus loin :
Le bilan de la loi du 10 août 1981 est donc incontestablement positif. Et il me paraîtrait hasardeux de vouloir retoucher certaines de ses dispositions, comme le rabais de 5 %, ou le délai avant parution en édition club, ou les délais minimums fixés pour pouvoir procéder à des soldes. Nous sommes dans un équilibre fragile, très largement accepté et défendu par la quasi-totalité des acteurs de la chaîne du livre. Et comme il faut toujours légiférer en tremblant, le parlementaire que je m'honore d'être, recommande de ne point le faire.
Il aura fallu moins de quatre années pour que ce principe de la remise des 5 % soit plus qu'interrogé, et l'on sait, depuis les Rencontres de Bordeaux, que justement, les librairies ne sont plus si affirmatives. L'impact des 5 % de remise sur la vente de livres est aujourd'hui l'un des points majeurs d'une industrie qui cherche à améliorer ses marges, tout en instaurant un véritable prix unique du livre. Comment le consommateur peut-il comprendre qu'en ligne, ou dans certaines boutiques, les 5 % soient appliqués, quand d'autres acteurs s'y refusent ?
La liberté de fixation des prix par les revendeurs a un effet déterminant sur la structure du réseau des détaillants. La guerre des prix et des taux de rabais permise par l'absence de régulation (entre -30 % et -50 % sur les meilleures ventes 47) entraîne inévitablement une concentration du réseau de diffusion, la fermeture de nombreux points de vente indépendants et l'augmentation de la part de marché des grandes surfaces culturelles ou des grandes chaînes de librairies.
Cet effet est observé tant dans les pays qui n'ont jamais eu de système de prix fixe (Afrique du Sud, Canada, États- Unis, Israël ou Pologne) – ou très récemment (Mexique) – que dans ceux qui ont, plus ou moins récemment, basculé dans un système de prix libre (Belgique flamande, Royaume-Uni, Irlande). La Suède semble faire figure d'exception, mais la structure du secteur du livre y est très particulière, la part des achats publics étant proche de 50%. (p.77)
A ce titre, l'étude présentée dans le cadre des Rencontres de Bordeaux, en juin dernier, ne dit pas le contraire : il semble que les pays qui ne disposent pas d'une régulation législative dans le domaine, aient connu un grand nombre de fermeture d'établissements. Arnaud Nourry, PDG de Hachette Livre, cité dans le rapport Gaymard, précisait :
Je voudrais apporter un éclairage complémentaire. Étant également éditeur en Angleterre, je peux comparer les deux marchés. L'abandon, il y a une quinzaine d'années, du Net Book Agreement s'est traduit par la disparition massive de points de vente. Je ne parle pas uniquement de librairies, mais des différents points de vente du livre. En Grande-Bretagne, il y a aujourd'hui six fois moins de points de vente de livres qu'en France pour un marché du livre qui est supérieur en taille au marché français. La conséquence la plus frappante en est la concentration des ventes dans les mains de quelques chaînes, ce qui se traduit par des demandes de remises sans cesse plus importantes de la part des chaînes en question.
Néanmoins, en recensant le nombre de points de vente, l'étude de mai 2013 affirme :
On estime à environ 25 000 le nombre de points de vente total en France, dont 15 000 ont une activité régulière de vente de livres ; le nombre total de librairies est évalué à 3 000 environ.
Autrement dit, et bien que la comptabilisation des librairies indépendantes en France soit toujours complexe, 500 établissements auraient disparu.
Dans le rapport Gaymard, les données se ressemblent... jusqu'à un certain point :
Le nombre total de lieux de vente du livre se situe en France autour de 20 000 à 25 000. Sur ce total, 15;000 de ces points de vente ont une activité véritablement régulière de vente de livres et seuls 3 500 à 4 500 d'entre eux exercent cette activité à titre principal ou réalisent une part significative de leur chiffre d'affaires avec le livre. [NdR : le site societe.com est cité comme source de cette donnée]
Librairie Sauramps à Montpellier
Crédit ActuaLitté CC BY
Lors des Rencontres de Lyon, en 2011, une étude de Xerfi avait tiré la sonnette d'alarme :
Si le marché du livre continue de faire bonne figure, on ne peut pas en dire autant des détaillants. D'après le panel retenu dans cette étude, le chiffre d'affaires des librairies indépendantes a reculé de 5,4% entre 2003 et 2010 avec un net décrochage au cours des deux derniers exercices (-2,5% en 2009 et -3,0% en 2010).
Et d'ajouter un peu plus loin que « l'érosion du tissu de librairies va s'accélérer », avec une explication très simple :
Car si la politique du prix unique du livre a longtemps permis de maintenir un parc dense de boutiques dans l'Hexagone, l'effondrement récent de leurs performances financières devrait faire de nombreuses victimes : réduction de la taille des magasins et des effectifs, non renouvellement des baux commerciaux, départs à la retraite non compensés et défaillances de sociétés.
On interroge pourtant l'avenir : « Du livre numérique et du combat contre les géants Google ou Amazon, est-ce une priorité pour les éditeurs de venir au chevet de la librairie ? »
Il faut dire que le métier de libraire reste une affaire de passionnés
pour qui la rentabilité n'est pas nécessairement une fin en soi.
Mais combien de temps cela peut-il encore durer ?
Deux années plus tard, Xerfi ne tirait pas de meilleures conclusions, considérant que la situation financière des librairies devenait critique, avec des données plus contradictoires encore vis-à-vis du rapport Gaymard :
Car, malgré tout, la librairie survit. Les défaillances sont compensées par la création de nouvelles boutiques, permettant le maintien d'un réseau dense de magasins. Il faut dire que le métier de libraire reste une affaire de passionnés pour qui la rentabilité n'est pas nécessairement une fin en soi. Mais combien de temps cela peut-il encore durer ? La question mérite d'être posée à l'heure où les grandes enseignes, davantage contraintes par des impératifs de rentabilité, commencent à lâcher prise. Gibert Joseph a notamment fermé deux points de vente fin 2012, tandis que Chapitre envisage un plan social et la réduction d'un cinquième de son réseau. Récemment, c'est Decitre qui a mis en place une mesure de chômage partiel pour l'ensemble de ses salariés.
En mars 2007, l'étude de la situation économique des librairies, ne disait pas autre chose :
La dégradation de la conjoncture, qui s'est accentuée depuis la date de réalisation de l'enquête 2005, peut donc laisser craindre une fragilisation accrue des plus petites librairies, mais aussi de certaines des plus grandes, toute baisse d'activité entraînant mécaniquement une hausse du poids des charges fixes (salaires, loyer) dans le chiffre d'affaires et, sauf à réduire les investissements, une réduction du résultat.
Autant de points négatifs qui entraînent la fermeture d'établissements, inexorablement. Or, les fermetures de librairies, comme le souligne l'étude réalisée par l'Institut d'Aménagement et d'urbanisme, avec Le MOTif et l'INSEE, « déséquilibrent la couverture territoriale, affectant en retour la diversité de l'offre éditoriale auprès des lecteurs ». Cette enquête se consacre à la région francilienne.
En Île-de-France, six établissements du livre sur dix n'emploient aucun salarié et un tiers entre un et neuf salariés. Toutefois, les structures de plus de 100 salariés totalisent plus de 35 % de l'emploi salarié en 2009, contre 32,6 % en 2004. Les phénomènes de concentration touchent la filière, surtout l'édition. La taille moyenne des établissements de plus de 100 salariés passe ainsi de 132 à 144 salariés entre 2004 et 2009.
On analyse également une situation critique :
Dans la librairie, la quasi-totalité des établissements compte moins de vingt salariés (98 %), dont 48 % sans salarié ; elles rassemblent les deux tiers des emplois. Par ailleurs, 45 % des librairies comptent entre un et neuf salariés. Entre 2004 et 2009, la taille moyenne des librairies a baissé de 3,4 à 2,9 salariés. Aux problèmes récurrents de rentabilité (charges élevées) s'ajoutent les nouvelles formes de concurrence : ventes en ligne, émergence des ebooks et des nouveaux supports (liseuses, tablettes...).
Ou encore :
Entre 2004 et 2009, le nombre d'établissements dans le secteur du livre diminue aussi bien en Île-de-France (– 6,2 %) que dans le reste du territoire (– 5 %). Cette baisse s'accompagne de la perte d'un emploi salarié sur cinq en Île-de-France (– 17 % pour le reste du territoire).
Si l'imprimerie est le domaine le plus touché - ou du moins, celui où la situation se dégrade le plus rapidement - celui de la librairie est étrangement complexe :
Enfin, le nombre de librairies augmente de 17 %. Cette progression ne profite pas à l'emploi de ce secteur dans la région (–1,2%). Le statut d'auto-entrepreneur, mis en place en janvier 2009, semble stimuler la création de librairies de moins de dix salariés.
D'une manière générale, l'ensemble des commerces culturels
a connu une forte régression entre 20003 et 2007.
D'autant qu'au niveau national, sur l'année 2008, selon les données du ministère de la Culture « les livres sont principalement vendus en librairie : 47 % des livres y sont achetés, devant les grandes surfaces culturelles (28 %), les rayons livres des supermarchés (20 %) et internet (9 %). Les grandes librairies sont fortement concentrées dans la capitale avec la moitié des emplois franciliens de ce secteur. Plus on s'éloigne du cœur de la région, plus le tissu s'atomise en établissements de plus petite taille».
La région Île de France pourrait alors être un acteur exceptionnel, mais on aurait probablement tort de se reposer sur une source unique d'information. D'abord, parce que les chiffres avancés par le SLF dans son Rapport de branche, daté de 2011, montrent que le nombre d'établissements entre 2006 et 2010 est en augmentation - sauf que les données 2011 n'étaient pas disponibles.
Or, en plein coeur du rapport Gaymard, mars 2009, il faut bien voir que la tendance était bien à la diminution du nombre de librairies - si l'on se fie aux données Pôle emploi, en fonction du code 47.61Z (Établissements d'au moins un salarié du commerce de détail de livres en magasin spécialisé)
Pourtant, ActuaLitté en avait déjà fait état, l'étude APUR-SEMAEST, indique la même tendance, analysant le paysage des commerces culturels entre 2003 et 2007, est sans appel : on en compte 613 pour l'année 2007, avec un constat simple : « D'une manière générale, l'ensemble des commerces culturels a connu une forte régression entre 20003 et 2007. » Toutefois, cette notion de commerces culturels ne compte pas que les librairies. On y retrouve également les galeries d'art, ou la vente de livres anciens, mais également les maisons d'édition. Et surtout, l'étude se consacre exclusivement au Quartier latin. L'état des lieux 2012 indique :
Les librairies généralistes sont les commerces les plus touchés : depuis 2003, elles sont passées de 173 à 120. Toutefois, depuis 2007, leur taux de régression a ralenti nettement : entre 2003 et 2007, ce taux s'évaluait à 24 %, mais il était de 7 % entre 2007 et 2012. Cette évolution semble se stabiliser puisque l'on comptabilise désormais 123 librairies en 2010 pour 120 en 2012.
Que conclure de tous ces éléments ? Que l'enthousiasme de 2009, dont fait preuve Hervé Gaymard, ne pouvait pas être aussi authentique, puisque les données étaient dans le rouge, et montraient une nette régression de la librairie. En cela, il aurait été bon de disposer d'analyses plus poussées, pour éviter de faire l'éloge de la loi sur le prix unique. Bien entendu, cette législation a probablement ralenti le rythme de fermeture des établissements. Il aurait d'ailleurs été plus prudent de la part du député de ménager ses effets : le monde de la librairie ne serait peut-être pas tombé de si haut, lors des Rencontres de Lyon, deux années après la publication du rapport.
Et les pouvoirs publics auraient probablement eu un meilleur regard, que celui apporté par un rapport passionné, certes, mais faussé dans ses conclusions.
Du reste, le rapport Gaymard, s'il se trompe sur l'incidence de la loi Lang, ou plutôt, qu'il tire de mauvaises conclusions à partir de données maladroites, contient des idées qui sont aujourd'hui essentielles. On y évoque notamment l'interopérabilité, dans le livre numérique, qui est un sujet central dans le commerce. De même, les différents entretiens menés avec les acteurs du livre ne manquent pas d'intérêt. Nous y reviendrons dans d'autres articles durant l'été.
Merci à la Fondation littéraire Fleur de Lys d'avoir attiré notre attention sur ce sujet.
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