Waqt ne kiya kya haseen situm,
Tum rahe na tum, hum rahe na hum.
(Ah exquise cruauté du temps,
Tu n’es plus toi-même, et je ne suis plus moi.)
KAIFI AZMI, dans le film Kaagaz ke Phool
(Fleurs de papier).
PREMIÈRE PARTIE
KISHENBHAI
Lumières ! Kishenbhai enregistra l’injonction de l’assistant avec dédain. Combien de fois avait-il entendu ce mot au cours des vingt dernières années ? Mille fois ? Dix mille fois ? Dans l’obscurité qui enveloppa la salle de projection miteuse de ce cinéma de banlieue, il se débarrassa de ses sandales en simili-cuir blanc, sortit sa boîte de poudre de bétel, éructa discrètement et porta la main au panchmukhi rudraksha * qu’il portait autour du cou. Un réflexe.
C’en était un la plupart du temps en tout cas. Le film de ce soir était spécial. Il y avait beaucoup plus que son argent en jeu. Kishenbhai voulait que Notre incroyable histoire d’amour soit un grand succès au box-office. Pas tant pour lui-même que pour Aasha Rani. Son Aasha. C’est vrai, elle n’était plus à lui, se corrigea-t-il aussitôt. Mais elle l’avait été. Et c’était justement ici, dans ce cinéma, qu’était née sa célébrité. Un événement qu’il n’oublierait pas. Son premier film. Et celui d’Aasha. Son premier gros succès. Et celui d’Aasha. Son premier grand amour. Celui d’Aasha ?
L’homme assis à côté de lui dans le siège voisin donnait déjà des signes d’impatience. Kishenbhai jura en silence. Ce soir, cette espèce de tocard, avec son kurta-pyjama en tissu synthétique bleu électrique, c’était Gopalji**. Gopalji mon œil, grogna-t-il silencieusement. Non, pas Gopalji. Ce fumier sortait des bas-fonds de Bombay. Et le voilà devenu producteur. Un gros, un richissime producteur. Il y a sept ans, ce n’était qu’un pion, un homme à toutes mains dans la société de production de Kishenbhai. Mais oui, lui-même avait déjà sa propre société de production à l’époque. Et un nom : Les Productions KB.
À cette époque-là, Gopal n’était encore qu’un petit assistant de rien du tout dont le travail consistait à fournir des feuilles de bétel au réalisateur et des putes au héros du film. Kishenbhai se souvenait bien de lui. “Eh, toi ! criait-il à cet assistant aux yeux fuyants, va donc me chercher mon paquet de beedies. Va”, disait-il, et Gopal de foncer lui chercher ses Dunhill dans sa voiture. Il était utile, plein de ressources, même. Il pouvait repasser le jupon en taffetas de l’héroïne sans le brûler ni y faire des trous. Il lui fallait à peine une journée pour vous dégoter des chameaux pour une séquence musicale. Et, si le maquilleur tombait malade, cette espèce d’enfoiré pouvait même tartiner les visages à sa place. Gopal s’était rendu indispensable. Et odieux.
Kishenbhai se souvenait du jour où il l’avait viré. C’était moche. Mais inévitable. Gopal avait dépassé les bornes. Il avait fait des avances à Aasha Rani. Kishenbhai préféra ne pas y repenser. Il s’efforça de revenir à l’instant présent. Une musique assourdissante accompagnait le générique. Pourquoi fallait-il absolument que tous les films hindis (même le cinéma d’auteur) vous infligent une bande-son à vous crever les tympans pendant les séquences capitales que sont les scènes d’ouverture ? Était-ce pour provoquer le spectateur, attirer son attention, ou pour vous engourdir et tuer en vous toute capacité de jugement ? Quoi qu’il en soit, ça n’avait plus vraiment d’importance pour lui. C’était ce que ces connards voulaient. C’était ce qu’ils récoltaient.
Extraits
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