#Roman francophone

Le pont international

Silvia Baron Supervielle

"Antonio Haedo est un vieux monsieur maintenant. C'est pourquoi il est temps qu'il en témoigne, qu'il dise les choses telles qu'il les voit. Qu'il parle de ce qu'il porte comme un souffle. Il ne saurait pas le dire au juste; ça tourne autour de l'Uruguay de sa jeunesse et spécialement de Fray tientos où il passait ses étés avec sa famille. Etant dotée d'un port, la ville accueillait de larges bateaux sur la rive gauche du fleuve Uruguay qui sépare l'Uruguay de l'Argentine. Plus qu'un souvenir, c'est un sentiment qu'il éprouve; il se précise lorsqu'il parcourt des photographies, relit des livres, voit des cours d'eau s'enfuir à travers la vitre d'un train. Il aperçoit alors d'autres paysages, des scènes, des visages. Antonio n'est pas certain de vouloir y revenir, nais le sentiment est près de lui, même quand il ne lui montre rien. Depuis longtemps, il attend un son, une lumière qui surgirait des photographies, des objets, des livres. Mais ce qu'il attend, il le sait, est déjà arrivé. Il est en vie grâce à ce sentiment qui l'habite et l'exonère du temps. Lorsqu'il croit qu'il s'est dissipé, il le retrouve en effleurant des yeux le mystère des choses. "

Par Silvia Baron Supervielle
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

I

 

 

Antonio Haedo est un vieux monsieur maintenant. C’est pourquoi il est temps qu’il en témoigne, qu’il dise les choses telles qu’il les voit. Qu’il parle de ce qu’il porte comme un souffle. Il ne saurait pas le dire ; ça tourne autour de l’Uruguay de sa jeunesse et spécialement de Fray Bentos où il passait ses étés avec sa famille. Étant dotée d’un port, la ville accueillait des cargos sur la rive gauche du fleuve Uruguay qui sépare l’Uruguay de l’Argentine.

Plus qu’un souvenir, c’est un sentiment qu’il éprouve ; il se précise lorsqu’il parcourt des photographies, relit des livres, voit des cours d’eau s’enfuir à travers la vitre d’un train. Il aperçoit alors d’autres paysages, des scènes, des visages. Antonio n’est pas certain de vouloir y revenir, mais le sentiment est près de lui, même quand il ne lui montre rien. Depuis longtemps, il attend un son, une lumière qui surgirait des photographies, des objets, des livres. Mais ce qu’il attend, il le sait, est déjà arrivé. Il est en vie grâce à ce sentiment qui l’habite et l’exonère du temps. Lorsqu’il croit qu’il s’est dissipé, il le retrouve en effleurant des yeux le mystère des choses.

Ses amis voyagent pour avoir des souvenirs. Les souvenirs d’Antonio ne cherchent pas à devenir réels. Lorsqu’ils l’abordent, une voix muette se rapproche, comme celle de Dieu, et il pénètre dans un autre espace. Le voile du voyage le suit telle une ombre qui avancerait au bord du chemin. Mais Antonio voyage sans bouger, son pas n’a ni commencement ni fin, le voile susurre à ses oreilles. Assis devant la grande fenêtre de sa chambre, de temps à autre il se retourne pour retrouver la mémoire de quelque chose sans image, ni bruit, ni destin. Il ne fait aucun effort pour aller dans une direction ou dans une autre ; ce qui le guide a lieu de soi-même. Il arrive que le chemin ne soit pas escorté de fleuves ; qu’il ne soit qu’un sol de cailloux qui roulent, puis s’arrêtent ; qu’il n’ait pas d’horizon ni de nuages qui font courir leurs ombres sur la sienne. Ce chemin concerne une mémoire antérieure à son pas sur la terre, il est dépourvu de lieu d’où on survient et duquel on s’en va, et quelquefois il se confond avec le sien.

Depuis quelque temps, Antonio Haedo s’évertue à faire place nette. Il a vidé son armoire des dossiers, archives, preuves insignifiantes, feuilles légales, papiers officiels. Il arrache les pages des agendas, barre des noms sur son carnet d’adresses, amours éphémères, amours en cendres ; il jette à la corbeille ce qui est de passage, écritures méconnaissables, espaces blancs, pensées sans suite. Il évite les sons du mystère général : celui qui l’occupe fulgure en silence. Le vieux monsieur renvoie ses yeux à un coin de la pièce, mais rien ne vient encore à lui, ne le découvre, ne le raconte. Vider les lieux et voir défiler des images ne signfient pas grand-chose, pense-t-il, mais le sentiment qui l’accompagne signifie l’infini.

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04/11/2011 192 pages 17,75 €
Scannez le code barre 9782070134700
9782070134700
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