Après les émotions que nous avions ramenées du passé, Claire et Marc, nos parents, n’avaient aucune envie de nous voir repartir, Caroline et moi, pour un voyage à travers l’espace et le temps.
Pourtant, il y avait du nouveau. Nataël était revenu me visiter. « À titre tout à fait exceptionnel ! » avait-il précisé. Les nouvelles étaient alarmantes : depuis notre départ, la situation avait basculé à Jérusalem et le pire pouvait arriver. Il fallait repartir.
Pour être franc, ça m’a surpris quand j’ai entendu dans mon sommeil le minuscule « cli-cli-cli ! » annonciateur de mon ange gardien. N’avait-il pas déclaré que sa mission sur terre s’achevait parce que nous allions voir « plus grand que le Temple » ? C’était juste avant l’affaire Barabbas, avant que nous ne rencontrions le rabbi de Nazareth sur les bords du lac de Génésareth. Jésus lui-même, d’ailleurs, ne nous avait-il pas investis pleinement dans notre mission ? Dans ces conditions, de quoi pouvait-il s’agir à présent ? Le son cristallin n’avait pas eu le temps de s’éteindre, que je sautai de mon lit :
– Qu’est-ce qu’il y a ?!
– Chut ! fit Nataël en agitant la main pour me faire taire.
Tu vas réveiller tout le monde ! Laisse-moi parler.
Les yeux encombrés de sommeil, je m’assis au bord de mon lit. J’étais prêt à tout. Car ses visites, je le savais d’expérience, n’étaient jamais fortuites.
« Écoute-moi, fit-il avec un geste bref de la main. J’ai très peu de temps. Mais “Là-Haut” (comme d’habitude il pointa son index vers le ciel en prononçant ce mot), on estime que vous devez retourner une dernière fois à Jérusalem. Il s’y passe des choses de la plus haute importance, dont vous devez être témoins. Chacun de vous devra donc effectuer un voyage initiatique. Ensuite, vous reviendrez ici définitivement. Et alors seulement vous serez en mesure de mettre en œuvre la mission à laquelle vous avez été invités et dont vous avez été jugés dignes. Va prévenir ta sœur et votre ami Frédéric, et préparez-vous à partir. »
Partir ! Il en avait de bonnes, Nataël. Nous ne pouvions pas quitter les parents comme ça, au beau milieu de la nuit, sans rien dire. Et Frédéric ? Serait-il en mesure de venir sur le champ ?
– Bon, admit-il, je reconnais que c’est un peu précipité.
Mais encore une fois je te le dis, les choses vont très vite, à Jérusalem. Disons que je t’accorde au maximum… voyons… une journée. Ça va ?
– Ça va, mais Frédéric ? Je n’aurai peut-être pas le temps…
– Je m’en charge, fit-il en m’interrompant d’un ton sec.
Mon ange gardien se rembrunit et fronça les sourcils, l’air soucieux.
– Explique-moi ce qui se passe, Nataël. J’ai quand même le droit d’être surpris, non ? Quand nous avons quitté Jérusalem, tout le monde était dans la joie. Je revois encore tous ces gens qui entouraient Pierre et le pressaient de questions. On ne pouvait pas rêver mieux !
– Ah, tu penses à ceux qui voulaient être baptisés ! Mais les autres, tu ne les as pas remarqués, les autres ?
– Quels autres, Nataël ?
– Ceux qui ont fait crucifier Jésus, voyons ! réfléchis un peu ! Ils n’ont pas désarmé, eux.
Nataël fronça de nouveau les sourcils.
– Et nous, que devrons-nous faire ?
– Vous devrez ouvrir les yeux et les oreilles. Ce qui est en train de se passer là-bas est déterminant pour l’avenir de l’Église et pour votre mission. Durant ces voyages initiatiques, surtout ouvrez bien vos yeux et vos oreilles. C’est indispensable pour votre formation. D’ores et déjà, je peux t’annoncer que les Douze et leurs amis sont en danger.
– Comment a-t-on pu en arriver là ? m’étonnai-je.
Nataël me regarda et se borna à murmurer cette phrase qui ne répondait pas directement à ma question :
– Sache qu’avec les hommes, rien ne sera jamais simple !
Après un soupir, il ajouta :
– J’en ai assez dit. Avec tous les événements que vous venez de vivre et les trois rencontres qui vous attendent, Caroline, Frédéric et toi, vous en saurez suffisamment pour décider par vous-mêmes comment agir et organiser votre mission.
– Je voudrais savoir… Ces voyages initiatiques…, c’est dangereux ?
– Tout ce qui est grand est dangereux, Nacklas. Il vous appartiendra d’être vigilants. Moi, je veillerai, mais de loin. Une fois vos voyages achevés, nous ferons un dernier point ensemble. Ensuite, ce sera à vous d’agir. C’est vous, les Messagers de l’Alliance !
Comme à regret, Nataël se leva, m’adressa un étrange sourire, et son image disparut lentement, comme si elle se fondait dans une très légère brume, me laissant seul avec cette interrogation : quelles aventures nous attendaient à présent ?
Trois petits coups frappés à la porte me tirèrent de mes réflexions. Caroline s’introduisit dans ma chambre sans faire plus de bruit.
– Que se passe-t-il ? souffla-t-elle à mi-voix. Je t’ai entendu parler, ça m’a réveillée.
– Pourtant on n’a pas parlé bien fort.
– Peut-être. Mais je n’arrive pas à dormir. J’ai comme un pressentiment.
– Assieds-toi, je vais t’expliquer.
Contrairement à moi, Caroline ne sembla pas s’étonner des propos de Nataël.
– Nous avons une mission. Nous l’avons acceptée, non ? fit-elle en fixant un horizon imaginaire.
– Oui, nous l’avons acceptée.
– Dans ce cas, pas de problème. Quand on a une mission, on y va !
Ah, cette Caro ! rien ne la surprend. Elle a une sacrée trempe !
– Oui, tu as raison, on y va !
Elle m’avait redonné du tonus et je me sentais capable à présent de courir tous les dangers du monde avec elle et notre inséparable Fred.
J’ignore si Caroline parvint à se rendormir. Pour ma part, plus je me retournais sous ma couette, plus l’inquiétude m’assaillait. Parce qu’à bien y réfléchir Nataël n’avait pas été très clair. Et cette phrase : « Avec vous, les hommes, rien ne sera jamais simple ! » Qu’est-ce que cela pouvait bien laisser augurer ?
Évidemment, je venais enfin de trouver le sommeil quand les aiguilles de mon réveil déclenchèrent une sonnerie détestable. Elle me poursuivit, de son timbre odieux, jusqu’au fond du lit où je tentai vainement de me réfugier. Cette machine infernale, Claire l’avait commandée à mon inventeur de père et s’était fait une joie de me l’offrir pour mon dernier anniversaire, m’accusant d’être incapable de me lever normalement. J’eus beau me boucher les oreilles, la sonnerie réussit à s’infiltrer dans mon crâne. Seule chose à faire pour abréger cette torture : bondir du lit et appliquer à cette invention paternelle une claque destinée à lui clouer le bec.
Aussitôt levé, les propos de Nataël me revinrent en mémoire, ainsi que la tirade de ma sœur : « Quand on a une mission, on y va. »
Comme il fallait s’y attendre, nos parents réagirent très mal à l’annonce de notre départ.
– Pas question, protesta ma mère. Dis quelque chose, toi ! ajouta-t-elle en se tournant vers Marc.
– Oui, interdiction formelle, décréta mon père. Et cette fois, je serai ferme !
Ça, c’est tout lui ! Et croyez-moi, je le connais bien. Quand il se lance dans de grandes déclarations du style de celle-ci, il suffit de se faire tout petit, de sourire un peu et d’attendre qu’il se calme… Ce qui se produit habituellement assez vite !
Ensuite, il raisonne. Et là, avec un peu d’astuce, c’est le moment de prendre la main…
– Alors, fis-je, l’air désespéré, notre mission va échouer.
Comme Nataël quelques heures plus tôt, Marc fronça les sourcils.
– Et pourquoi ça, s’il te plaît ?
– Tout simplement parce que tu t’opposes à…
Je faillis dire « Dieu » et me contentai de lever le doigt, à l’image de mon ange gardien, pour l’évoquer sans dire son nom.
– Peut-être, peut-être, maugréa Marc, apparemment gêné.
Mais enfin, “Là-Haut”, comme tu dis, on peut bien admettre nos réticences de parents, non ? Parce que, si j’ai bien compris, ça devient de plus en plus dangereux, vos déplacements.
Je me bornai à fermer les yeux et à adopter l’attitude résignée de celui qui obéit et n’en pense pas moins. Ça marche très souvent. La preuve : Marc s’approcha de moi et posa fermement sa main sur mon épaule. Il affirme souvent qu’une bonne pression de la main vaut mieux que des propos qui n’en finissent plus.
– Et… elle doit durer combien de temps, cette expédition ? voulut-il savoir.
Ça y est, je le sentais, c’était gagné !
Furieuse de voir son mari céder – car la question de Marc montrait bien qu’il allait accepter et qu’il cherchait des arguments pour justifier son accord –, Claire mit ses poings sur les hanches, s’apprêtant à prendre les choses en main. Entre nous, elle adore jouer les chefs de famille, et je crois que cela amuse beaucoup notre père. Mais cette fois-ci, elle n’en eut pas le temps. Redoutant un veto de ma mère, Nataël, depuis le quartier où se tiennent les anges gardiens, prit les devants. Le courant d’air froid, auquel nous nous étions habitués après tous nos allers et retours entre le présent et le passé, se mit à tourner autour de nous, nous enrobant d’une sorte de brume sous les yeux ahuris de nos parents qui assistaient, horrifiés, à notre disparition. Claire la première, aussitôt suivie par Marc, bondit pour nous retenir : « Caroline ! Nacklas ! restez ! »
Trop tard, le transfert venait de commencer.
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