#Roman francophone

Qui touche à mon corps je le tue

Valentine Goby

Marie G., faiseuse d'anges, dans sa cellule, condamnée à mort, l'une des dernières femmes guillotinées. Lucie L., femme avortée, dans l'obscurité de sa chambre. Henri D., exécuteur des hautes oeuvres, dans l'attente du jour qui se lève. De l'aube à l'aube, trois corps en lutte pour la lumière, à la frontière de la vie et de la mort.

Par Valentine Goby
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

Au-delà de mon corps de ma peau il n’y a rien ou bien l’océan la guerre la maison d’enfance ma mère ils ne sont pas moi ils ne se confondent pas un instant avec moi je me suis découpée selon les pointillés j’ai un tout petit corps qui tient entier dans le miroir il m’appartient. Il va s’en échapper un ange fripé sanguinolent je ne suis ni à ma mère ni à l’ange je suis à moi n’essayez plus de me prendre de me manger de m’avaler de me digérer. Cette douleur c’est moi ce trou ces spasmes ce sang qui va couler c’est moi Lucie L. je suis l’intouchable reflet dans le miroir et même la lumière floue bleue de l’aube qui tapisse la chambre ne m’effleure pas. C’est ma peau mon enveloppe j’habite mon corps j’attends j’ai mal je me réjouis j’attends

29 juillet 1943. Dans la chambre d’un appartement du XVe arrondissement, Lucie L. presse contre le miroir son visage, sa poitrine nue, son ventre, ses cuisses blanches, ses genoux. Elle regarde son visage déformé plaqué contre le verre, ses contours et rien d’autre. Pas le litdéfait, les draps froissés, bleutés, pas le renflement du ventre qui se déchire à l’intérieur et refuse d’épouser la surface dure, lisse, du miroir. Elle a mal entre les jambes, dans la poche crevée que la sonde infecte. Elle fixe ses yeux, l’arête de son nez, elle sent qu’elle devient étroite, toute serrée dans sa peau.

L’appartement est vide. Elle est seule, nue, collée au miroir. Elle attend que le fœtus glisse hors d’elle, elle appuie fort son ventre contre le miroir. Elle a peur. Dans la pièce voisine, le bleu s’étire en travers de la table, la poussière tournoie déjà à l’intérieur. Bleu sur les pages du Petit Parisien, vieux journal au papier durci par le jus d’épluchures de légumes et la sécheresse de juillet, ouvert, par hasard peut-être ou pas, sur un titre à l’encre délavée : « Une faiseuse d’anges condamnée à mort ». Dans la chambre, la forme blanche du corps de Lucie L. contre le miroir avec du bleu autour, figée comme un tableau de Hopper, et pas un bruit. Pas un mouvement. Seulement cette petite chose qui meurt à l’intérieur de son utérus, et la piqûre des larmes dans les gerçures de sa bouche. Une tache jaune citron oscille contre l’oreiller, premier rayon de soleil.

Prison de la Petite-Roquette, cellule des condamnées à mort. Marie G. perçoit tout à cette heure qui n’est ni la nuit, ni le jour. Tout, la pousse des racines de l’arbreétique planté dans la cour, les cliquetis de clés aux ceintures des nonnes, les gardiens auront beau se déchausser, marcher pieds nus dans les couloirs au matin de l’exécution, elle percevra, elle en est sûre, le frottement des chaussettes sur la dalle nue, les souffles épaissis par le mauvais sommeil, le rhum, l’odeur du tabac noir, le froissement de leurs vêtements à chaque pas, et bien avant, depuis le milieu de la nuit, l’emboîtement sourd des pièces de la guillotine, la rotation des vis dans les perforations du bois, des boulons fixés au couteau, le son de la corde à travers la poulie graissée, chaque glissement de galet dans les rainures des montants jumeaux alors qu’on hisse la lame jusqu’au chapiteau, et maintenant elle compte les silences ; pas de vis ; de boulons ; de galets; de clés; de chaussettes sur le sol froid. Le silence goutte.

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25/08/2008 135 pages 14,10 €
Scannez le code barre 9782070120574
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