Un jour, je me pressais à un rendez-vous avec Abû le chauffeur. Mon ami entretient la chaudière du hammam situé près de la porte de Basra, une besogne qui donne soif et ouvre l’appétit. Alléché par les odeurs de cuisine flottant dans les ruelles de Bagdad, je courais car j’étais en retard et craignais qu’Abû, affamé, ne décide d’attaquer le déjeuner sans moi. Or, en passant par le souk des bourreliers, dans le quartier du Karkh, j’aperçus un attroupement devant l’échoppe du vieux Marouan. Cette animation inaccoutumée m’intrigua au point de me détourner de ma destination.
— Inutile d’appeler le surveillant du marché ! s’écria un des badauds. Le Destin nous envoie le petit cadi.
Je ne suis pas, en vérité, un de ces magistrats désignés par le calife pour faire respecter la loi coranique. Mais, malgré mon jeune âge – quinze ans à peine –, il m’arrive souvent d’arbitrer des litiges, à la manière des cadis.
— Salam alaykoum, me salua Attaf, l’apothicaire. Tu arrives à point nommé pour résoudre le dilemme qui se pose ici.
Et Attaf entreprit de me raconter ce qui venait de se passer.
Un garçon s’était présenté pour acheter des babouches. Marouan, le savetier, interrompant le repas qu’il a coutume de prendre au milieu de ses marchandises, avait proposé plusieurs modèles à son jeune chaland. Mais aucune paire ne lui avait plu. Celle-ci était trop étroite, celle-là pas assez confortable, la couleur ou les broderies de cette autre ne convenaient pas. Alors Marouan s’était retiré un instant dans l’arrière-boutique, le temps d’y trouver de quoi satisfaire ce client si difficile. À son retour, les bras chargés de pantoufles en cuir, il avait remarqué que le pain de son déjeuner, auquel il n’avait pas encore touché, n’était plus sur la petite table où il se souvenait pourtant l’avoir laissé. Aussitôt, il avait incriminé le garçon.
— S’il est coupable, dis-je, il doit avoir caché sur lui son butin.
— C’est bien là le problème, répondit Attaf. Marouan l’a fouillé en vain et le gamin clame son innocence.
J’observai l’accusé : il me parut apeuré.
— Ne l’a-t-il pas mangé ? plaisantai-je.
— Il semble que non.
Les yeux de l’apothicaire brillaient d’amusement. La situation divertissait la plupart des curieux massés dans la rue. Au contraire, le vieux savetier se trouvait fort embarrassé car incapable d’apporter la moindre preuve à son accusation. Cependant, il refusait de laisser filer le suspect.
La faim, qui commençait à me tenailler, m’invitait à passer mon chemin pour me hâter vers mon rendez-vous, d’autant que ces histoires sont de la compétence du muhtasib, le fonctionnaire chargé de surveiller le souk. Mais je ne pus résister au plaisir de démêler cette affaire. J’ai acquis une solide réputation dans les faubourgs en dénouant de nombreux problèmes de voisinage, à la manière des sages et des juristes. Cette notoriété est devenue mon gagne-pain, car les Bagdadiens qui profitent de mes lumières n’oublient jamais de me rétribuer selon mes mérites. Je me frayai donc un passage à l’intérieur de la boutique, entre les monticules de babouches, afin de saluer son propriétaire.
Extraits
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