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Shopping
Il y avait les une-pièce noirs de piscine, qui semblaient sortir d’un magasin de fournitures scolaires, ou d’un catalogue pour la compétition de natation, et appelaient presque naturellement le bonnet de bain collant les cheveux. Injouable. Elle n’était pas une nonne.
Il y avait les maillots dits « brésiliens », formes super échancrées, soutifs super pigeonnants. Inenvisageable, elle ne tournait pas dans un clip de rappeurs avec piscine californienne, grosse Mercedes Benz et filles vulgaires.
Il y avait les trucs de surfeuses, aux couleurs vives, aux formes aussi variées que possible, que présentaient des filles uniformément blondes, dont la principale caractéristique était apparemment d’avoir passé les cinq dernières années au soleil et dans la mer, aussi finement musclées et parfaitement longilignes que des mannequins. Pas pour elle.
Nour modifia sa demande sur le moteur de recherche, fit défiler d’autres images sur l’écran de son ordi, soupira.
Sur chacun des sites de la longue liste Google présentant des « maillots de bain Bikini NORMAUX », il y avait une non moins longue liste de Bikini aussi divers que variés – et absolument pas ordinaires. Elle ignorait qu’il existât autant de formes de « haut » et de « bas ». Elle ignorait l’essentiel des appellations utilisées. Elle ignorait quelle couleur lui convenait, quel modèle la mettrait en valeur avec discrétion mais sûreté, lequel serait too much… Qamar, assise à côté d’elle, les lunettes chaussées sur le bout du nez, suivait le défilé des images d’un air sévère. Nour renonça à poursuivre l’exploration, modifia encore sa demande, pour en revenir aux photos de surfeuses. Au moins, celles-là étaient des sportives, elles n’avaient pas l’air aussi mijaurées que les autres.
Elle cliqua sur un modèle de Bikini intitulé « shorty-triangle ». La surfeuse sortait de l’eau, sa planche sous le bras, dans un modèle bleu et vert qui avait l’air correct. Elle demanda le zoom.
Comprenant que Nour avait fait son choix, Qamar s’exclama :
– Mais avec ça, tu aurais l’air d’une fille, Loupiote !
La jeune fille dévisagea sa grand-mère avec une vague inquiétude concernant la santé mentale de cette dernière.
– Une fille ? Mais c’est plutôt ce que je suis, non ? Ou alors, vous m’avez caché quelque chose ? J’ai été opérée à la naissance ?
– Non, Loupiote. Je veux dire, une fille… Il y a des jeunes femmes, des vraies jeunes filles, et il y a… des filles, tu vois. Des filles légères.
– Des dévergondées ?
Une fois n’est pas coutume, c’est Nour qui se moquait, un sourire en coin.
– Tu veux dire, des filles qui font des enfants sans père, qui vivent de l’argent des amants de leur mère, et qui entretiennent toute leur vie une cour de prétendants sans en décourager aucun ?
– Nour Malicki, je t’en prie !
Qamar fronçait les sourcils, l’air offensé. Mais Nour savait qu’il n’en était rien – au contraire, elle était sans doute flattée par la mention de la « cour des prétendants ». Quoique… Elle n’avait pas tout à fait l’air de rigoler. Elle rosit même en disant :
– Inutile de te dire qu’à mon époque tout cela était un peu… scandaleux. Mais maintenant, c’est l’inverse, Loupiote. Ou bien c’est exactement la même chose : il fallait être raisonnable, il faut maintenant être rationnel. Dans les deux cas, on oublie le romantisme… Et je trouve ça dommage.
Qamar était devenue sérieuse. Très sérieuse. Beaucoup plus en tout cas qu’à propos des triangles à pois et des tangas à rayures.
– Écoute-moi, Loupiote… Si tu aimes ce garçon, rien ne sera une folie à son propos. Mais si tu ne l’aimes pas, rien ne t’oblige à sauter le pas pour être comme les autres. Tu comprends, ce qui compte, c’est la poésie. La folie. Il faut déraisonner, Loupiote.
La grand-mère de Nour semblait grave. Elle ne paraissait pas perdue dans ses souvenirs ou dans d’éventuels regrets, non ; elle ne radotait pas non plus, et ce n’était pas exactement son genre de donner des cours de morale (au contraire des cours de maintien, de distinction, d’art, de littérature, d’orthographe, de bienséance, de dessin, de peinture, etc.).
– Tu me promets, Loupiote ? Si ce garçon en vaut le coup, sois déraisonnable… Toujours… Enfin, le plus longtemps que la vie te le permettra…
– Je te le promets. Mais tu me parleras de mon grand-père, un jour ?
– Oui. Je t’en parlerai.
– Et de mon père ?
– Ça, cela regarde le pouvoir exécutif de cette maison, j’en ai peur. Pose tes questions à Leïla.
*
– Maman, tu sais quoi de grand-père ?
– Rien… Pas grand-chose… Maman n’aimait pas que nous en parlions. Elle m’a simplement dit une fois : « Tu ne sauras rien sur lui. Mais je veux que tu saches que tu n’es pas un accident. Tu étais notre promesse. »
– C’est tout ?
– C’est tout… Je n’ai jamais cherché à en savoir davantage, parce qu’elle ne le souhaitait pas.
– Et papa ?
Le visage de Leïla se ferma un instant, puis s’ouvrit de nouveau, mais différent, avec une sorte de sérénité fataliste que Nour ne lui connaissait pas.
– Cela faisait au moins cinq ans que tu ne m’avais pas posé de questions à son propos, je crois. Disons que ton père est un inconnu que j’ai croisé et aimé une nuit, avec imprudence.
Un sourire…
– Une imprudence que je ne regrette pas, Nour.
– Pourquoi tu m’as… gardée, alors ?
– Je ne sais pas. Peut-être que je pressentais ce que tu serais.
Leïla se leva, se servit un café, en emplit une tasse pour Nour.
– Pourquoi me demandes-tu cela maintenant, Nour ? Tu es vraiment amoureuse de Clément ? C’est sérieux ?
Nour sentit à son tour qu’elle se contractait : entrée dans le territoire interdit. Barbelés, miradors, alerte maximale. Mais après tout, peut-être pouvait-elle, peut-être devait-elle faire des pas vers cette mère qui lui laissait la bride sur le cou depuis quelques heures ; là, maintenant ; précisément.
En ce samedi matin ensoleillé de juin, quelque chose se dénoua en elle. Un peu. C’est parfois inattendu, l’endroit où vous emmène une discussion commencée la veille avec un fantôme, à propos d’un Bikini à fleurs.
– Je… je ne sais pas. C’est sérieux, oui, et effrayant. Je ne sais pas. Je ne veux pas trop t’en parler mais… mais ne t’en fais pas, je n’ai aucune intention de te faire une petite-fille maintenant… C’est juste que j’ai parlé à grand-mère et…
Elle réalisa seulement en prononçant les mots ce qu’elle était en train de dire. Leïla la dévisagea, longuement, avec une attention un peu inquiète.
– Toi aussi, tu rêves de ta grand-mère ?
– Oui. Tu ne peux pas savoir comme elle me parle.
Bon… Elles n’étaient pas prêtes non plus à se comprendre ou à se dire toute la vérité. Il ne fallait pas exagérer.
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