YALTA
JOURNAL DE TATIANA
10 avril 1919
Demain nous quittons la Russie sur un navire anglais. Ce grand départ me serre le cœur. Qu'adviendra-t-il de nous tous ? Les adultes font bonne figure malgré leur tristesse. Sauf tante Xénia qui ne cache pas son soulagement (mais cela fait presque deux ans qu'elle veut quitter la Russie avec ses enfants. À l'époque, je me souviens que personne ne la prenait au sérieux). Tante Olga, comme d'habitude, supervise tout y compris le contenu de mon bagage. Ce ne serait pas la mère de ma Daphné chérie je dirais volontiers qu'elle m'agace. Ma sœur Nathalie est je ne sais où avec Bichette qui elle s'enfuit vers le Caucase. Ces derniers jours, Nathalie semblait plus lointaine qu'à l'ordinaire. Elle avait retrouvé ce que nous appelons entre nous « son visage de pierre ». Je voudrais tant que ma sœur soit de nouveau heureuse ! Que lui réserve sa nouvelle vie ? Et la mienne ? Dans deux jours, j'aurai treize ans. Est-ce que l'on fête les anniversaires sur les navires anglais ?
Lettre de Nathalie Belgorodsky
à ses parents
10 avril 1919
Chère maman, cher papa,
j'écris ce mot la veille du départ avec l'espoir un peu fou qu'il vous parviendra. Mais je voulais que vous sachiez à quel point mes dernières pensées en Russie vont vers vous, vers mes sœurs et mon petit frère. Suivre ma belle-famille dans l'exil me semble le choix le moins douloureux car je ne puis me résoudre à me séparer de ceux qui ont le mieux connu mon cher Adichka. Ce serait aussi trop cruel pour ma belle-mère : elle a besoin de moi comme j'ai besoin d'elle. Merci de l'avoir si bien compris et de me confier la garde de Tatiana, si vive, si charmante et qui vous ressemble tant, maman Que Dieu vous garde et nous réunisse tous un jour, à nouveau. Tatiana et moi vous assurons de tout notre amour.
NATHALIE
Lettre d'Olga Voronsky
à Léonid Voronsky
10 avril 1919
Mon cher époux, mon Léonid,
Si quelques-unes de mes lettres sont bien arrivées et si certaines des tiennes ont su me trouver à Yalta, j'ose espérer que celle-ci te parviendra. Je la confie au cousin de nos voisins qui compte par d'aventureux moyens gagner la Lituanie où tu te trouves. Eh bien voilà, ce que nous redoutions tous depuis quelques jours est arrivé, nous partons demain sous la protection de la flotte anglaise pour Constantinople car, comme nous le pressentions depuis le début du mois, les Rouges sont à notre porte C'est le commandant de la flotte anglaise qui a prévenu l'impératrice douairière de l'imminence de leur arrivée, mettant à sa disposition et à celle de sa famille un croiseur. Mais avec la grandeur d'âme et le courage qui la caractérisent, elle a exigé que la protection britannique s'étende sur tous les Russes candidats à l'exil, plus d'un millier de personnes, dit-on. Nous avons eu quarante-huit heures pour rassembler nos bagages : pas plus de deux malles par famille ainsi que l'exige le règlement draconien de la flotte anglaise. Nous serons très nombreux, demain, à partir. Si le gros de l'embarquement aura lieu à Yalta, nous nous embarquerons du petit port que l'arrière-grand-père de Xénia a fait construire à deux kilomètres du palais de Baïtovo. J'espère que nous y serons plus en sécurité qu'à Yalta ou sur les routes. La situation politique s'est inversée en un rien de temps ! Jamais je n'aurais cru ça possible il y a seulement un mois, et même encore, à quelques heures du départ, je n'arrive pas à y croire !
Extraits
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