Editeur
Genre
Littérature étrangère
Nous passions la plus grande partie du week-end au lit, Hugo et moi, quand nous vivions dans cette grande bâtisse, avec des pina- cles et des pignons, au milieu des marronniers, en bordure d’un parc au sud de Londres. Nous avions un grand matelas posé sur le sol en face des hautes fenêtres gonflées par l’humidité qu’on devait pousser et tirer à la fois pour les ouvrir sur un balcon froid et humide. Ce printemps-là, un pigeon avait installé son nid à la croi- sée de deux branches situées juste au niveau de nos oreillers. Quand le nid oscillait dans le vent, des paillettes de lumière verte s’éparpillaient sous la voûte de feuilles et sur nos corps. Les jours de la semaine, nous travaillions. Je me levais tôt pour aller faire le ménage dans deux pubs ; je devais gagner assez pour payer mes études de journalisme et pour vivre. Dès le réveil, Hugo allait étudier à un bureau, au fond de la pièce, dans une petite tourelle ; il travaillait le jour pour ses études de droit et la nuit pour son diplôme de journaliste. Mais le week-end, on jouait.
On vivait sur le matelas comme sur un radeau. On rassem- blait tout ce dont on avait besoin ou envie sur le parquet.
Quand il faisait froid, on sortait à peine un bras de la couverture pour atteindre ce qu’on voulait et, l’été, on s’ébattait sur les draps ensoleillés. Hugo rapportait du café et des toasts de la cuisine. Il gardait dans la chambre le pain, parce que les autres étudiants vivant dans la maison mangeaient comme des ogres en revenant des pubs et des discothèques le vendredi soir. Sa mère lui avait donné une vraie machine à café. Pratiquement per- sonne n’en avait de semblable au début des années soixante-dix - même à Londres. Sa mère l’avait rapportée de l’étranger - je ne sais pas exactement d’où, parce qu’il ne me disait pas grand- chose sur elle et que je ne l’avais jamais rencontrée. Elle lui offrait toujours des trucs chers quand ils soupaient ensemble.
C’est ce terme qu’il employait. Je m’étais encore à peine habituée à dire « dîner » pour le repas du soir et j’étais gênée quand Hugo disait « souper ». Dans l’Irlande où j’avais grandi ce genre de repas n’existait pas, pas plus qu’il n’y avait de vrai café. On dînait en rentrant de l’école - à vrai dire, chez nous, quand maman en avait préparé un, de dîner. Plus tard, on prenait le thé. La seule fois où nous avions utilisé le terme « souper », c’était pour la Cène de la Bible. Or, je ne sais pas pourquoi, je ressentais une certaine gêne envers Hugo quand il usait d’un mot humble comme souper pour parler de dîner dans des restau- rants chers.
Je le regardais tout le temps, même s’il ne me regardait pas. Pourtant, il était fou de moi. Il passait rarement une heure à étudier sans s’arrêter pour caresser mes hanches, ou pour attirer mes lèvres offertes vers les siennes, ou pour guider ma main vers une caresse qu’il désirait. Il me montrait qu’il avait besoin de moi. Enfin... qu’il avait envie de moi. J’avais remarqué, peu après que nous avions commencé à vivre ensemble, que, même s’il appréciait mon corps et mes cheveux, il ne parlait jamais de mon visage. Aussi me sentais-je bien plus à l’aise quand nous nous enlacions dans la pénombre que lorsqu’il pouvait me voir.
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