Comment tout a commencé
Le dernier jour de l’existence de Hannah Armstrong fut, pour l’essentiel, on ne peut plus normal. Elle obtint quatre-vingt-quatorze pour cent de réussite à son interro de maths et accepta une invitation au ciné pour la fin de la semaine.
Elle rentra chez elle à pied, comme toujours. Elle ne portait pas sa prothèse auditive, inutile en dehors du lycée. Cet appareil, semblable à un lecteur MP3, ne diffusait pas de musique, mais un léger grésillement qui empêchait Hannah d’entendre les réflexions intérieures des autres. Elle avait accès depuis son plus jeune âge à ces flux de pensées sans suite qu’elle qualifiait de murmures. Ils résonnaient dans son crâne tels les parasites d’une radio mal réglée et, dès qu’elle était en présence de plus d’une personne, elle ne pouvait identifier avec précision celui ou celle qui en était à l’origine. Ce brouhaha rendait sa vie à l’école infernale. Sa mère lui avait donc fait fabriquer un dispositif qu’elle appelait un brouilleur. Hannah le portait depuis ses sept ans.
Arrivée à la maison, elle fila au premier, où se trouvait sa chambre. Son beau-père en sortait à pas furtifs.
Leurs regards se croisèrent. Bon sang… qu’est-ce qu’elle fiche… Pourquoi n’a-t-elle… Les mots retentirent dans la tête de Hannah, décousus et dépourvus de logique apparente – Jeff Corrie ne dérogeait pas à la règle. Surprise, la jeune fille se renfrogna. Que pouvait-il bien faire dans sa chambre, à part chercher une preuve supplémentaire qu’elle ne répéterait rien à sa mère de sa participation au dernier coup tordu de son beau-père ?
Ce n’était pas comme si Hannah l’aidait de bon cœur… Seulement, elle était coincée. Ce type exerçait une sorte de fascination sur sa mère – qui tenait davantage à son physique qu’à son caractère – et, emportée par la passion, celle-ci lui avait confié que Hannah entendait les pensées des gens quand elle ne portait pas son brouilleur. Il n’avait pas fallu longtemps à Jeff Corrie pour exploiter le don de sa belle-fille. Il l’avait « engagée » dans son entreprise de conseil en investissement. Elle accueillait les clients, leur proposait une boisson et en profitait pour les espionner à leur insu afin de cerner leurs points faibles. Ce qui permettait à son beau-père, et à son pote Connor, de dépouiller les vieux. La combine, bien rodée, leur rapportait des millions.
Hannah ne souhaitait pas lui prêter main-forte. C’était mal, elle le savait. Cependant, il lui faisait peur : ses pensées, ses mots et les expressions de son visage ne coïncidaient pas. Sans pouvoir l’expliquer, elle devinait que ça n’augurait rien de bon. Elle ne s’en était ouverte à personne et suivait les instructions de son beau-père dans l’attente d’un rebondissement. Elle n’avait pas imaginé qu’il se produirait cet après-midi-là.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? lui demanda-t-il en posant les yeux sur son oreille droite, où se trouvait habituellement l’écouteur de son appareil auditif.
Extraits
Commenter ce livre