Editeur
Genre
Littérature étrangère
C’était une maison à un seul étage, au coin d’une allée étroite bordée de maisons identiques. Badigeonnées de jaune ou de rose vif, sauf celle de Mrs Chatterjee, d’un vert pistache douteux. Dans la brume de midi elles semblaient brasiller et fondre en mélangeant leurs teintes. La leur était blanche et striée de gris, à moitié étouffée par l’étreinte d’un jasmin indiscipliné. Une fois par an l’arbre se parait d’une constellation de fleurs odorantes, mais la plupart du temps il s’affalait hirsute et poussiéreux sur la véranda.
Comme sa voisine, la maison était construite dans le style pro- saïque des colonies bâties à la hâte pour accueillir des réfugiés lorsque brusquement la population de Delhi avait doublé à la suite de la Partition. Le séjour en L, du type courant, menait vers les petites chambres à coucher, interrompu par une cuisine. Laquelle donnait à l’arrière sur une cour où les marinades de Dida dans leurs jarres de grès blanches et ocres suivaient la marche post-prandiale du soleil d’hiver. Des piments verts poussaient dans une cuvette mise au rancart. L’angle du fond abritait un hibiscus rouge velouté, pistils et pétales déployés en étalage de froufrous.
Tant qu’il faisait encore sombre, les bulbuls chantaient perchés sur le kadamba, puis au lever du jour les sons quotidiens du réveil prirent le relais. Bruit sourd du journal roulé frappant à la porte d’entrée. Dida et les tasses à thé qui tintent dans la cuisine, soupir lointain des camions obligés de rétrograder pour gravir le nouveau pont routier. Et en bruit de fond, bien sûr, le roulement de tam- bour des robinets ouverts pour remplir les seaux qui serviraient de réserve jusqu’à ce que l’eau fraîche coule à nouveau en fin de journée.
Dadu faisait grand cas de sa première tasse de thé. Selon un rituel presque aussi rigide qu’une cérémonie du thé japonaise, le thé Darjeeling à larges feuilles, du Lipton Carte verte, était mesuré avec soin dans la théière de porcelaine préalablement ébouillantée. Survivance du trousseau de mariage de Dida, cette pièce faisait partie d’un service Crown Derby fabriqué en Angleterre, tachetée maintenant par un fin réseau de craquelures sous le vernis. Le sucrier et le pot à lait avaient fini lâchés par des doigts négligents depuis belle lurette, il ne restait plus qu’une seule tasse fleurie de roses réservée à Dadu. Très originale, translucide et fragile avec un bouton de rose minuscule peint à mi-hauteur sur la face interne. Jamais les Porcelaines Hitkari ni même les Faïences du Bengale, des firmes aujourd’hui disparues, n’auraient pu imaginer des détails aussi subtils. Chhobi savait toujours à quel moment Dadu atteignait la marque du milieu : il avalait une grosse gorgée pour faire apparaître toute la fleur d’un seul coup, un peu comme le retrait de la marée dévoile soudain un coquillage irisé sur une plage déserte.
Dida préférait le breuvage noir d’encre qu’elle laissait infuser après son bain et son offrande matinale ¢ il masquait l’arrière-goût amer de la saccharine dont elle usait. Elle ne se mettait jamais à table avec les autres. Aujourd’hui, comme toujours, Dadu présidait à moitié caché derrière The Statesman. Déjà baignée, répandant un léger arôme de savon au santal, Ma dans son sari raide d’amidon se versait lentement une tasse de thé. Chhobi essayait de déchiffrer les titres depuis l’autre bout de la table, mais à cet instant le journal retomba à plat.
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