Présentation
Marcher est dans la nature de chacun, mais c’est également devenu une culture, presqu’une vogue. Ainsi, grâce au mouvement régulier du pas-à-pas, cette progression à hauteur et à vitesse humaines, le marcheur sent son corps, entre dans un paysage, se frotte à un environnement, retrouve un habitusnaturel. Comme une fusion par l’endurance de l’effort. En marchant, chacun suspend le rythme et le cours de la vie urbaine, oublie ses horaires, les hiérarchies, même ses tracas, le temps d’une randonnée, de quelques heures à plusieurs semaines. On estime aujourd’hui que les cent quatre-vingts mille kilomètres de sentiers balisés français, entretenus par sept mille bénévoles affiliés à la Fédération française de randonnée pédestre, sont plus ou moins pratiqués par dix millions de marcheurs français. La déambulation pédestre implique parfois une écriture. On pense en marchant ; marcher fait penser puis, parfois, écrire, notamment sur… la marche. Tout marcheur qui réfléchit en marchant puis écrit sa marche s’inspire de fait de la confession de Rousseau : « Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans les voyages que j’ai fait seul et à pied. La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées ; je ne puis presque penser quand je reste en place ; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit. La vue de la campagne, le grand air, la bonne santé que je gagne en marchant, la liberté des mouvements, l’éloignement de tout ce qui me rappelle à ma situation, tout cela dégage mon âme, me donne une plus grande audace de penser, me jette en quelque sorte dans l’immensité des êtres pour les combiner, les choisir, me les approprier à mon gré, sans gêne et sans crainte. Je dispose en maître de la nature entière. » Les textes de Rousseau ont été préalablement marchés
par l’homme autant que par l’écrivain.
C’est pourquoi la marche est au cœur de bien des écritures, qu’elle en soit l’objet même (journaux de voyage, guides pour randonneurs, essais et traités sur la marche) ou qu’elle imprime sa marque sur les « cheminements » d’une pensée, celle-ci prenant diverses formes, récits, autobiographies, romans, poésies, études. Elle est également parfois la condition, la structure, la forme même d’une écriture autant que son sujet, lui donnant un tempo, une texture, une direction. Il faut lire les voyages de Jean-Jacques ou de Victor Segalen, les randonnées forcenées de Simone de Beauvoir, d’Henry David Thoreau ou d’Octave Mirbeau, les circonvolutions de Marcel Proust, les promenades de Robert Walser, les pèlerinages de Charles Péguy, les flâneries de Théophile Gautier, les sillons de Jean Giono, les traverses de Julien Gracq ou d’Henri Bosco, les dérives de Guy Debord, les inventaires physiologiques de Balzac ou Poe, les rêveries mélancoliques de Gérard de Nerval, les virées de Victor Hugo ou Gustave Flaubert, les tableaux de Mercier ou de Restif de la Bretonne, les théories de Friedrich Nietzsche ou de Michel de Certeau pour comprendre que la marche détermine une manière ou plutôt des manières d’écrire.
Extraits
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