#Roman étranger

Rouge Paris

Maureen Gibbon

Paris, 1862. Victorine Louise, la narratrice âgée de 17 ans, partage avec son amie Denise (18 ans), une petite chambre près de la place Maubert. Elles vivent dans la plus grande misère et travaillent comme brunisseuses dans un atelier d'argenterie. Un jour, elles remarquent un jeune trentenaire qui les observe avec intérêt. Bientôt, celui qui dit s'appeler Eugène et habiter Gennevilliers les invite au restaurant, entreprenant de les séduire. Denise a déjà donné naissance à un enfant qui vit à la campagne. Mais Victorine Louise, plutôt taiseuse, est toute prête à céder aux charmes d'"Eugène". Un matin, elle décide d'aller retrouver ce mystérieux garçon, qui s'avère être peintre, dans son atelier de la plaine Monceau. Elle sait qu'elle met ainsi fin à sa vie avec Denise, mais elle trouve aussitôt sa place auprès de l'artiste dont elle devient l'amante et le modèle attitré. D'autant plus que le peintre constate avec satisfaction que Victorine Louise possède un oeil assez acéré, que ses remarques peuvent lui être utiles. Louise est heureuse de son travail, de sa chambre de la rue La Bruyère, mais elle sent bien que son statut de modèle est précaire. Elle sait que le peintre est plus attaché à Suzanne, une femme un peu plus âgée qui lui a donné un enfant. Lorsque "E" doit partir assister aux funérailles de son père, Louise se pense abandonnée. C'est pourtant le moment où Alfred Stevens, un ami de "E", lui confie une enveloppe contenant deux mois de salaire. Quelque temps après, "E" lui fait parvenir une lettre accompagnée d'un croquis érotique. A son retour, le peintre fait poser Louise pour un tableau dont l'achèvement, aux dires de l'artiste, est en partie dû au talent du modèle. C'est une révélation pour tous les deux. Derrière ce prénom déguisé, l'on reconnaît rapidement la vie et la trajectoire d'Edouard Manet. Si son nom n'est jamais cité dans le texte, Victorine Louise Meurent a bien été son modèle et la principale figure féminine des deux chefs-d'oeuvre qui firent scandale et installèrent le peintre comme chef de file d'une avant-garde : Olympia et Le Déjeuner sur l'herbe. Combinant habilement faits réels et évènements inventés, Maureen Gibbon fait ici le récit, par la voix de Victorine, des débuts de leur relation amoureuse et artistique, qui voit l'épanouissement à la fois de sa sensualité et de son propre tempérament d'artiste. Olympia, tandis que Victorine, elle-même future peintre, fait aux côtés de Manet l'apprentissage d'une ouverture du regard et d'une passion pour la couleur. A travers le récit très personnel de Victorine, c'est aussi toute une époque-charnière que Maureen Gibbon nous fait revivre au présent : l'essor de la photographie et l'apparition des premières cartes postales érotiques ; les réunions au café Guerbois du groupe de peintres des Batignolles, parfois rejoint par Baudelaire ; et surtout un Paris en pleine révolution haussmannienne, puisque les pérégrinations de Victorine nous emmènent volontiers du vieux Paris populaire (la place Maubert, les Halles, le boulevard du Crime...) aux nouveaux quartiers.

Par Maureen Gibbon
Chez Christian Bourgois Editeur

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Genre

Littérature étrangère

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce jour-là j’ai dix-sept ans et je porte des bottines de putain.

Je porte des bottines de putain vertes et je suis avec Denise devant la vitrine d’un magasin. De l’autre côté de la vitre, des ciseaux suspendus à des crochets. Les grandes cisailles tout en haut, puis une rangée de ciseaux plus petits, puis des pinces coupantes, des sécateurs, des couteaux de poche et des couteaux à cran d’arrêt. Quelques saladiers et plats ronds en argent, qui rompent avec tout ce tranchant. Le propriétaire de la coutellerie nous a dit qu’il venait de l’Aveyron. La capitale du couteau, il a dit.

Je suis là avec mes bottines vert bouteille et je dessine un chat endormi sur une étagère dans la vitrine, juste derrière le R et le E de REPASSAGE TOUS LES JOURS. Un chat pas ordinaire, je me dis, pour dormir aussi calmement au milieu de toutes ces lames. Le propriétaire dit que ça ne le dérange pas qu’on reste là, à dessiner. Ça pousse les gens à s’arrêter ou à stationner devant la boutique, c’est tout bénéfice.

Donc c’est un chat blanc, du même blanc que les lettres sur la vitrine – mais comment dessiner du blanc avec un crayon ? Je réfléchis à ça, j’essaie de trouver comment dessiner le chat et ce qu’il y a autour du chat, mais ce n’est pas comme si j’y connaissais quoi que ce soit. Denise non plus. On dessine quand même. Ça nous rend pas banales. Deux jeunes filles armées de carnets et de crayons. Mais Denise avec son regard lointain et moi avec mes bottines de putain, on fait surtout parler les curieux. Voilà ce que je réponds à ceux qui nous posent la question, et ça les fait rire. Mais c’est vrai. Ce que je ne dis pas, c’est que dessiner m’aide à voir les choses, que ça permet de garder une trace de la journée. Pourtant c’est vrai aussi.

Donc nous sommes devant la coutellerie, je porte mes bottines, qui sont couleur d’herbe, et j’essaie de rendre comme il faut ce chat qui continue de dormir derrière le R et le E, mais j’ai l’esprit ailleurs. Je regarde le chat et les ciseaux, mais dans ma tête je pense à mon soldat, celui que j’ai embrassé dans la rue hier soir. La base de ma langue est encore un peu douloureuse, cette petite arête en dessous, et je ne peux pas m’empêcher de passer le bout de la langue sur le point douloureux. C’est apaisant d’être à côté de Denise, concentrée sur le chat mais l’esprit ailleurs, dans le souvenir de ce baiser. Le soldat me tenait dans ses bras et il s’est adossé à la pierre de l’immeuble pendant que nous nous embrassions. Même s’il me faisait comme un coussin, je sentais la pierre à travers sa poitrine et ses cuisses. Comme s’il s’agissait d’un mur dans une chambre rien qu’à nous. Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés là. Assez pour que la soirée fraîchisse. Mais je n’avais pas froid et lui non plus. Au début sa bouche avait le goût de lui, au début il avait un goût – tabac, alcool et le goût de sa bouche. Mais ensuite son goût est devenu mon goût et je ne pouvais plus nous distinguer l’un de l’autre dans ce baiser.

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trad. Cécile Deniard
30/10/2014 284 pages 20,00 €
Scannez le code barre 9782267027044
9782267027044
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