Editeur
Genre
Littérature étrangère
Ce jour-là j’ai dix-sept ans et je porte des bottines de putain.
Je porte des bottines de putain vertes et je suis avec Denise devant la vitrine d’un magasin. De l’autre côté de la vitre, des ciseaux suspendus à des crochets. Les grandes cisailles tout en haut, puis une rangée de ciseaux plus petits, puis des pinces coupantes, des sécateurs, des couteaux de poche et des couteaux à cran d’arrêt. Quelques saladiers et plats ronds en argent, qui rompent avec tout ce tranchant. Le propriétaire de la coutellerie nous a dit qu’il venait de l’Aveyron. La capitale du couteau, il a dit.
Je suis là avec mes bottines vert bouteille et je dessine un chat endormi sur une étagère dans la vitrine, juste derrière le R et le E de REPASSAGE TOUS LES JOURS. Un chat pas ordinaire, je me dis, pour dormir aussi calmement au milieu de toutes ces lames. Le propriétaire dit que ça ne le dérange pas qu’on reste là, à dessiner. Ça pousse les gens à s’arrêter ou à stationner devant la boutique, c’est tout bénéfice.
Donc c’est un chat blanc, du même blanc que les lettres sur la vitrine – mais comment dessiner du blanc avec un crayon ? Je réfléchis à ça, j’essaie de trouver comment dessiner le chat et ce qu’il y a autour du chat, mais ce n’est pas comme si j’y connaissais quoi que ce soit. Denise non plus. On dessine quand même. Ça nous rend pas banales. Deux jeunes filles armées de carnets et de crayons. Mais Denise avec son regard lointain et moi avec mes bottines de putain, on fait surtout parler les curieux. Voilà ce que je réponds à ceux qui nous posent la question, et ça les fait rire. Mais c’est vrai. Ce que je ne dis pas, c’est que dessiner m’aide à voir les choses, que ça permet de garder une trace de la journée. Pourtant c’est vrai aussi.
Donc nous sommes devant la coutellerie, je porte mes bottines, qui sont couleur d’herbe, et j’essaie de rendre comme il faut ce chat qui continue de dormir derrière le R et le E, mais j’ai l’esprit ailleurs. Je regarde le chat et les ciseaux, mais dans ma tête je pense à mon soldat, celui que j’ai embrassé dans la rue hier soir. La base de ma langue est encore un peu douloureuse, cette petite arête en dessous, et je ne peux pas m’empêcher de passer le bout de la langue sur le point douloureux. C’est apaisant d’être à côté de Denise, concentrée sur le chat mais l’esprit ailleurs, dans le souvenir de ce baiser. Le soldat me tenait dans ses bras et il s’est adossé à la pierre de l’immeuble pendant que nous nous embrassions. Même s’il me faisait comme un coussin, je sentais la pierre à travers sa poitrine et ses cuisses. Comme s’il s’agissait d’un mur dans une chambre rien qu’à nous. Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés là. Assez pour que la soirée fraîchisse. Mais je n’avais pas froid et lui non plus. Au début sa bouche avait le goût de lui, au début il avait un goût – tabac, alcool et le goût de sa bouche. Mais ensuite son goût est devenu mon goût et je ne pouvais plus nous distinguer l’un de l’autre dans ce baiser.
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