#Essais

Zone frère. Une clinique du déplacement

Patricia Janody

Psychiatre, Patricia Janody est sollicitée par Hamidou et Hawa au sujet de leur frère enfermé dans la maison familiale, en Mauritanie. La sorte de journal qu'elle se met à tenir et le voyage qu'elle entreprend avec eux font entrer en résonance son expérience professionnelle et son histoire personnelle. S'invente ici une écriture, qui mêle étroitement l'intime et la théorie, le proche et le lointain, la chronique et les notations cliniques, et qui interroge, ce faisant, le mythe de fondation de la psychiatrie.

Par Patricia Janody
Chez Epel

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Editeur

Epel

Genre

Psychologie, psychanalyse

 

 

 

 

 

I


Décembre – à Paris

 

 

 

 

1er décembre 2012

 

Il est courant, pour un psychiatre, d’être sollicité par des parents inquiets de l’état psychique de leur enfant qui ne peut ou ne veut pas se déplacer lui-même, ou par des conjoints pour leur conjoint. Il est rare, en revanche, d’être requis par des enfants (quel que soit leur âge) pour leurs parents et, plus rare encore, par des frères ou sœurs pour leur frère ou sœur. Non que leur expérience serait moins chargée, mais elle est certainement moins dicible. Si intimement inscrite que ses voies d’énonciation sont souvent inaccessibles. Dès le premier entretien, néanmoins, Hamidou m’a parlé de son frère avec une grande simplicité, de son frère considéré comme fou et enfermé depuis plus de vingt ans dans la même pièce de la maison familiale, dans un village au sud de la Mauritanie. En septembre, nous avons arrangé un entretien conjoint avec sa sœur Hawa, qui vit à Nouakchott et voyage parfois en France pour son commerce de tissu. Depuis lors, nous restons en contact, et nos échanges continuent à pousser leurs méandres de part et d’autre.

Le clinicien, en tant que clinicien, a cette caractéristique d’être de passage auprès des manifestations de folie de ses patients. Non par défaut de conscience ou d’attention, mais parce que, en tant que clinicien, il ne peut faire que passer. Il en est ainsi : limite intrinsèque à la pratique. Il s’agit alors que celui-ci, qui ne peut faire que passer, travaille avec ceux-là qui, dans leur proximité silencieuse avec la folie de l’autre, ne peuvent pas passer.

 

 

2 décembre

 

Quelques éléments des entretiens avec Hamidou et Hawa. L’un comme l’autre se sont établis à distance de la maison familiale, se sont mariés, ont eu des enfants et ont embrassé des métiers exigeants. Pour autant, le souci de leur frère et de l’énigme qu’il représente ne s’est pas dissipé. Ou, plus exactement, il s’est accru. Voilà comment on peut considérer les choses : certains éprouvent, plus que d’autres, le besoin de s’éloigner des lieux d’enfance, de leur sécurité et de leurs contraintes, de leur contestable pouvoir enchanteur. Ils sont pressés d’aller ailleurs. Ils ont de fortes raisons. Et le chemin à parcourir peut procurer, dans le même temps, un cadre pour les pensées. Mais quand ils commencent à s’établir, quel que soit l’ailleurs qui se concrétise, les lieux d’enfance réapparaissent aussi en eux, c’est un phénomène souvent constaté. Avec quelques pensées supplémentaires qui, dans l’intervalle, ont grandi en silence, quelques pensées qui ont pu devenir plus insistantes, voire plus envahissantes qu’avant le temps de leur départ. Ainsi Hamidou et Hawa ont-ils senti revenir en eux la présence de leur frère singulier qui n’a pu, lui, se délier d’aucune façon de la maison familiale.

Ils retracent le parcours par lequel ils en sont venus à s’adresser à moi. De leur frère, toutefois, qui est au cœur de ces pensées, ils ne peuvent presque rien dire. Leur frère est donc introduit de cette façon, comme quelqu’un dont on ne peut presque rien dire. Je m’aperçois, au fil des phrases, que je n’ai pas retenu son nom, ou peut-être ne l’ont-ils pas prononcé, si bien que je suis amenée à réitérer un détour de nomination, à réécrire chaque fois « leur frère ». Il en va ainsi : « un-frère », avant d’être quelqu’un d’identifiable. Un corps qui respire, qui crie parfois, qui mange et qui excrète. Les membres de la famille demeurés sur place, y compris une autre sœur qui loge dans une maison voisine, s’astreignent à pourvoir l’enfermé en repas quotidiens et à entretenir sa cellule. Ils supportent cette charge. Hamidou et Hawa y participent également, dans les périodes où ils reviennent en visite. Éprouvant, corrélativement, le soulagement de pouvoir ensuite s’en éloigner. Tout en déclarant être touchés, à travers cet éloignement, par quelque chose d’insupportable. Quelque chose en eux qui ne peut pas vraiment se reconnaître pour un frère et qui est pourtant issu de leur frère. Quelque chose qui insiste, qui résiste, qui les tourmente. Qui ne dort pas quand ils dorment, qui ne rit pas quand ils rient. Quelque chose sur quoi ils n’ont pas de prise.

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15/11/2014 174 pages 23,00 €
Scannez le code barre 9782354271626
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