#Roman francophone

Contes nocturnes

Ernst Theodor Amadeus Hoffmann

Ces textes ne sont pas des contes pour enfants. Ce sont les fantasmes d'un écrivain aux talents multiples (dessinateur, peintre, chanteur et compositeur de musique) : fantasmes noirs, empreints de terreur et de mort, mais aussi de fantasie. Dans ces récits, le fantastique surgit toujours du quotidien : on comprend que Freud ait forgé la notion "d'inquiétante étrangeté" en les lisant. La traduction reprise ici est celle qu'ont lue tous les grands auteurs du XIXe siècle, de Walter Scott à Baudelaire.

Par Ernst Theodor Amadeus Hoffmann
Chez Editions Gallimard

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Genre

Poches Littérature internation

Sans doute, vous êtes tous remplis d’inquiétude, car il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit. Ma mère se fâche, Clara pense que je vis ici dans un tourbillon de joies, et que j’ai oublié entièrement la douce image d’ange si profondément gravée dans mon cœur et dans mon âme. Mais il n’en est pas ainsi ; chaque jour, à chaque heure du jour, je songe à vous tous, et la charmante figure de ma Clara passe et repasse sans cesse dans mes rêves ; ses yeux transparents me jettent de doux regards, et sa bouche me sourit comme jadis lorsque j’arrivai auprès de vous. Hélas ! comment eussé-je pu vous écrire dans la violente disposition d’esprit qui a jusqu’à présent troublé toutes mes pensées ? Quelque chose d’épouvantable a pénétré dans ma vie ! Les sombres pressentiments d’un avenir cruel et menaçant s’étendent sur moi, comme des nuages noirs, impénétrables aux joyeux rayons du soleil. Faut-il donc que je te dise ce qui m’arriva ? Il le faut, je le vois bien ; mais rien qu’en y songeant, j’entends autour de moi comme des ricanements moqueurs. Ah ! mon bien-aimé Lothaire ! comment te ferai-je comprendre un peu seulement que ce qui m’arriva, il y a peu de jours, est de nature à troubler ma vie d’une façon terrible ? Si tu étais ici, tu pourrais voir par tes yeux ; mais maintenant tu me tiens certainement pour un visionnaire absurde. Bref, l’horrible vision que j’ai eue, et dont je cherche vainement à éviter l’influence mortelle, consiste simplement, en ce qu’il y a peu de jours, à savoir le 30 octobre à midi, un marchand de baromètres entra dans ma chambre, et m’offrit ses instruments. Je n’achetai rien, et je le menaçai de le précipiter du haut de l’escalier, mais il s’éloigna aussitôt.

Tu soupçonnes que des circonstances toutes particulières, et qui ont fortement marqué dans ma vie, donnent de l’importance à ce petit événement. Cela est en effet. Je rassemble toutes mes forces pour te raconter avec calme et patience quelques aventures de mon enfance, qui éclaireront toutes ces choses à ton esprit. Au moment de commencer, je te vois rire, et j’entends Clara qui dit : — Ce sont de véritables enfantillages ! — Riez, je vous en prie, riez-vous de moi du fond de votre cœur, je vous en supplie ! — Mais, Dieu du ciel !… mes cheveux se hérissent, et il me semble que je vous conjure de vous moquer de moi, dans le délire du désespoir, comme Franz Moor conjurait Daniel,. Allons, maintenant, au fait.

Hors les heures des repas, moi, mes frères et mes sœurs, nous voyions peu notre père. Il était occupé du service de sa charge. Après le souper, que l’on servait à sept heures, conformément aux anciennes mœurs, nous nous rendions tous, notre mère avec nous, dans la chambre de travail de mon père, et nous prenions place autour d’une table ronde. Mon père fumait, et buvait de temps en temps un grand verre de bière. Souvent il nous racontait des histoires merveilleuses, et ses récits l’échauffaient tellement qu’il laissait éteindre sa longue pipe ; j’avais l’office de la rallumer, et j’éprouvais une grande joie à le faire. Souvent aussi, il nous mettait des livres d’images dans les mains, et restait silencieux et immobile dans son fauteuil, chassant devant lui d’épais nuages de fumée qui nous enveloppaient tous comme des brouillards. Dans ces soirées-là, ma mère était fort triste, et à peine entendait-elle sonner neuf heures, qu’elle s’écriait : « Allons, enfants ! au lit… l’Homme au sable va venir. Je l’entends déjà. » En effet, chaque fois, on entendait des pas pesants retentir sur les marches ; ce devait être l’Homme au sable. Une fois entre autres, ce bruit me causa plus d’effroi que d’ordinaire ; je dis à ma mère qui nous emmenait : Ah ! maman, qui donc est ce méchant Homme au sable qui nous chasse toujours ? — Comment est-il ?

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trad. Loève-Veimars
02/02/2012 552 pages 9,80 €
Scannez le code barre 9782070356324
9782070356324
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