1. Un homme, jeune, d'une beauté presque conventionnelle
Un jour d'été éblouissant à Vienne. Debout au milieu d'un pentacle déformé de soleil jaune citron, à l'angle net d'Augustiner Strasse et d'Augustinerbastei, face à l'Opéra, vous regardez d'un air indolent défiler le monde devant vous, dans l'attente que quelqu'un ou quelque chose attire et retienne votre attention, suscite un soupçon d'intérêt. Un curieux frisson anime l'atmosphère de la ville aujourd'hui, un peu printanier bien que le printemps soit depuis longtemps fini, mais vous reconnaissez cette légère agitation vernale chez les passants, cette bouffée de potentiel dans l'air, cette possibilité d'audaces - encore que, de quelles audaces peut-il s'agir ici, à Vienne, qui saurait le dire ? Quoi qu'il en soit, vous avez les yeux ouverts, vous êtes sur le qui-vive, prêt pour, et à n'importe quoi - la miette, la pièce de monnaie - que le monde peut lancer par hasard de votre côté.
C'est alors que vous voyez, à votre droite, un jeune homme sortir du Hofgarten. Pas encore trente ans, d'une beauté presque conventionnelle, il attire votre regard parce qu'il est nu-tête, une anomalie dans cette foule de Viennois, hommes et femmes, tous chapeautés. Et, tandis que ce jeune homme d'une beauté presque conventionnelle passe de sa démarche assurée juste devant vous, vous remarquez ses fins cheveux châtains soulevés par la brise, son costume gris pâle et ses chaussures rouge sang bien cirées. Il est de taille moyenne mais large d'épaules, il a la carrure et le maintien d'un sportif. Il est rasé de près - un fait rare, aussi, dans cette ville, la capitale du poil facial -, et vous notez que sa veste est bien coupée, cintrée. Les plis d'un mouchoir de soie bleu glacier débordent négligemment de sa poche de poitrine. Il témoigne d'un soin méticuleux et réfléchi dans sa manière de s'habiller, et s'il est d'une beauté presque conventionnelle, il tient aussi du dandy. Un peu intrigué, et faute d'avoir mieux à faire, vous décidez de le suivre quelques minutes.
À l'entrée de Michaeler Platz, il fait brusquement halte, marque une pause, regarde attentivement une affichette collée sur un panneau puis reprend son chemin, d'un pas vif, comme s'il était en retard pour un rendez-vous. Vous le suivez sur la place et dans la Herrengasse - les rayons obliques du soleil font ressortir chaque détail des bâtisses imposantes et massives, projettent des ombres vives et noires sur les caryatides et les frises, les socles et les corniches, les balustres et les architraves. Il s'arrête au kiosque de journaux et de magazines étrangers. Il choisit The Graphie et le paye avant de le déplier pour jeter un œil sur les gros titres. Ah, c'est un Anglais - aucun intérêt -, votre curiosité s'évanouit. Vous faites demi-tour et repartez vers l'étoile de soleil que vous avez abandonnée au coin, avec l'espoir que des possibilités plus stimulantes se présentent à vous ; et vous laissez le jeune Anglais continuer sa route vers la personne ou le lieu qu'il rejoint avec tant de détermination...
Extraits
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