#Polar

La Princesse des glaces

Camilla Läckberg

Erica Falck, trente-cinq ans, auteur de biographies installée dans une petite ville paisible de la côte ouest suédoise, découvre le cadavre aux poignets tailladés d'une amie d'enfance, Alexandra Wijkner, nue dans une baignoire d'eau gelée. Impliquée malgré elle dans l'enquête (à moins qu'une certaine tendance naturelle à fouiller la vie des autres ne soit ici à l'œuvre), Erica se convainc très vite qu'il ne s'agit pas d'un suicide. Sur ce point - et sur beaucoup d'autres -, l'inspecteur Patrik Hedström, amoureux transi, la rejoint. A la conquête de la vérité, stimulée par un amour naissant, Erica, enquêtrice au foyer façon Desperate Housewives, plonge clans les strates d'une petite société provinciale qu'elle croyait bien connaître et découvre ses secrets, d'autant plus sombres que sera bientôt trouvé le corps d'un peintre clochard - autre mise en scène de suicide. Au-delà d'une maîtrise évidente des règles de l'enquête et de ses rebondissements, Camilla Läckberg sait à merveille croquer des personnages complexes et - tout à fait dans la ligne de créateurs comme Simenon ou Chabrol - disséquer une petite communauté dont la surface tranquille cache des eaux bien plus troubles qu'on ne le pense.

Par Camilla Läckberg
Chez Actes Sud

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Editeur

Actes Sud

Genre

Policiers


La maison était abandonnée et vide. Le froid pénétrait le moindre recoin. Une fine pellicule de glace s’était formée dans la baignoire. La peau de la femme avait commencé à prendre une teinte légèrement bleutée. 
C’est vrai, elle ressemblait à une princesse, là dans la baignoire. Une princesse des glaces. 
Le sol sur lequel il était assis était glacial, mais le froid lui importait peu. Il tendit la main et la toucha. 
Le sang sur les poignets s’était coagulé depuis longtemps. Jamais son amour pour elle n’avait été plus fort. Il caressa son bras, comme s’il caressait l’âme qui désormais avait déserté le corps. 
Il ne se retourna pas en partant. Il ne s’agissait pas d’un adieu, mais d’un au revoir. 



Eilert Berg n’était pas un homme heureux. Il respirait avec difficulté, de petites bouffées blanches sortaient de sa bouche, mais la santé n’était pas ce qu’il considérait comme son plus grand problème. 
Svea avait été si belle dans sa jeunesse et il avait eu du mal à patienter avant de pouvoir convoler en justes noces avec elle. Elle avait à l’époque l’air si douce, aimable et un peu timide. Sa véritable nature s’était révélée après une trop courte période de fantaisie juvénile. Depuis près de cinquante ans maintenant, c’était elle qui portait la culotte, et avec fermeté. Mais Eilert avait un secret. Pour la première fois il entrevoyait une possibilité d’un peu de liberté à l’automne de sa vie, et il entendait ne pas la rater. 
Il avait travaillé dur comme pêcheur toute sa vie, et ses revenus avaient tout juste suffi à faire vivre Svea et les enfants. Désormais ils ne disposaient que de leurs maigres retraites. Sans économies, il n’avait pu envisager aller s’installer ailleurs, seul, pour refaire sa vie. Puis cette opportunité s’était présentée comme un don du ciel et elle était d’une simplicité enfantine. Si des gens avaient envie de payer des sommes indécentes pour une heure de travail par semaine, c’était leur problème. Il n’irait pas s’en plaindre. En un an seulement, les billets dans la boîte en bois derrière le tas de compost avaient fini par former une liasse impressionnante et d’ici peu il aurait assez d’argent pour pouvoir s’échapper vers des cieux plus cléments. 
Il s’arrêta pour reprendre son souffle dans le dernier raidillon et frotta ses mains percluses. L’Espagne, ou la Grèce peut-être, dégèlerait le froid qu’il sentait l’emplir. Eilert pensait avoir encore au moins dix ans devant lui avant que son heure ne sonne, et il avait l’intention de les utiliser au mieux. Pas question de les passer à la maison en compagnie de bobonne. 
La promenade matinale quotidienne avait été son seul moment de tranquillité et lui avait permis en outre de faire un peu d’exercice dont il avait bien besoin. Il suivait toujours le même chemin et ceux qui connaissaient ses habitudes sortaient souvent pour bavarder un moment. Il avait particulièrement apprécié les discussions avec la jolie fille dans la maison tout en haut de la montée à côté de l’école de Håkenbacken. Elle n’y venait que le wee-kend, toujours seule, mais se donnait le temps de parler de la pluie et du beau temps. Mlle Alexandra s’intéressait au Fjällbacka d’autrefois, et ça, c’était un chapitre qu’Eilert aimait bien discuter. Et mignonne aussi, la demoiselle. Ça, c’était quelque chose qu’il appréciait encore, même à son âge. Oh, bien sûr, certaines rumeurs avaient couru sur cette fille, mais si on commençait à écouter ce que disaient les bonnes femmes, on ne ferait bientôt plus que ça. 
Un an auparavant, elle lui avait demandé s’il pouvait envisager de jeter un coup d’œil à sa maison les vendredis matin, puisque de toute façon il passait devant. C’était une vieille maison et la chaudière, tout comme la tuyauterie, étaient peu fiables, et elle n’avait pas très envie d’arriver dans une maison glaciale pour le week-end. Elle lui donnerait une clé, juste pour entrer et vérifier que tout était en ordre. Il y avait eu pas mal de cambriolages dans le secteur, et il devait aussi contrôler les fenêtres et les portes. 
Ce n’était pas une mission spécialement pesante et une fois par mois il trouvait une enveloppe portant son nom dans la boîte aux lettres de la maison, avec une somme d’argent royale à ses yeux. De plus, il trouvait agréable de se sentir utile. Pas facile de rester oisif après avoir travaillé toute une vie. 
La grille était de travers et grinça quand il l’ouvrit côté jardin. La neige n’était pas déblayée et il envisagea de demander à l’un des garçons de venir lui donner un coup de main. Ce n’était pas un boulot pour une femme. 
Il sortit maladroitement la clé et prit garde à ne pas la faire tomber dans la neige profonde. S’il était obligé de se mettre à genoux il ne pourrait plus se relever. L’escalier couvert de glace était traître, et la rampe lui fut utile. Eilert était sur le point de glisser la clé dans la serrure quand il vit que la porte était entrouverte. Etonné, il l’ouvrit et entra dans le vestibule. 
— Ohé, y a quelqu’un ? 
Elle était peut-être déjà arrivée ? Pas de réponse. Il vit sa propre haleine sortir de sa bouche et se rendit soudain compte que la maison était glaciale. Brusquement, il ne sut plus quoi faire. Quelque chose n’allait pas, vraiment pas, et quelque chose lui dit qu’il ne s’agissait pas simplement d’une chaudière défectueuse. 
Il passa dans les pièces. Tout semblait intact. Un ordre impeccable y régnait, comme d’habitude. La vidéo et la télé étaient à leur place. Après avoir inspecté le rez-de-chaussée, Eilert monta les marches vers l’étage. L’escalier était raide et il dut s’agripper à la main courante. Arrivé en haut, il entra d’abord dans la chambre. Une chambre très féminine, très chic et aussi bien tenue que le reste de la maison. Le lit était fait et il y avait une valise posée au pied, qui semblait ne pas avoir été défaite. Il se sentit brusquement un peu bête. Elle était peut-être arrivée plus tôt que prévu, avait découvert que la chaudière ne marchait pas et était sortie trouver quelqu’un pour la réparer. Pourtant il ne croyait pas lui-même à cette explication. Quelque chose n’allait pas. Il le sentait dans les articulations, comme parfois il pouvait sentir l’approche d’une tempête. Il poursuivit lentement sa progression dans la maison. La pièce suivante était des combles aménagés, avec toit mansardé et poutres apparentes. Deux canapés se faisaient face de part et d’autre d’une cheminée. Quelques magazines étaient éparpillés sur la table basse mais sinon, tout était à sa place. Il retourna au rez-de-chaussée. Là non plus, rien ne semblait dérangé. Ni la cuisine ni le séjour avaient l’air différent des autres jours. La seule pièce qui restait était la salle de bains. Quelque chose le fit hésiter avant de pousser la porte. Tout était toujours calme et silencieux. Il resta indécis un instant, comprit qu’il était ridicule et ouvrit résolument la porte. 
Quelques secondes plus tard, il se rua sur la porte d’entrée aussi vite que son âge le lui permettait. Au dernier moment, il se rappela que les marches étaient glissantes et attrapa la rampe à temps pour ne pas dégringoler dans l’escalier, la tête la première. Il progressa tant bien que mal dans la neige couvrant l’allée du jardin et pesta contre la grille récalcitrante. Une fois sur le trottoir, il s’arrêta, désemparé. Il vit, un peu plus bas dans la rue, quelqu’un qui s’approchait d’un bon pas et reconnut bientôt Erica, la fille de Tore. Il lui cria de s’arrêter. 

Elle était fatiguée. Fatiguée à en mourir. Erica Falck arrêta son ordinateur et alla dans la cuisine remplir sa tasse de café. Elle se sentait harcelée de tous les côtés. L’éditeur voulait un premier jet du livre pour août et elle venait à peine de s’y mettre. Le livre sur Selma Lagerlöf – le cinquième dans sa série de biographies des femmes écrivains suédoises – aurait dû devenir le meilleur, mais l’inspiration lui manquait complètement. Il y avait maintenant plus d’un mois que ses parents étaient décédés, mais le chagrin était aussi vif aujourd’hui que lorsqu’on lui avait appris la nouvelle. Faire le tri dans leur maison s’était révélé plus fastidieux que ce qu’elle avait cru. Tout réveillait des souvenirs. Il lui fallait plusieurs heures pour remplir un seul carton, chaque objet étant bourré d’images d’une vie qui tantôt semblait terriblement proche et tantôt très, très lointaine. Enfin, ça prendrait le temps qu’il faudrait. Pour l’instant, l’appartement à Stockholm était loué, et elle se disait qu’elle pouvait tout aussi bien rester ici à Fjällbacka dans sa maison natale pour écrire. La villa était située un peu à l’écart, à Sälvik, et c’était un environnement calme et serein. 
Erica s’installa sur la véranda et regarda l’archipel. Cette vue lui coupait toujours le souffle. Chaque saison apportait sa mise en scène spectaculaire et cette journée proposait un soleil éblouissant jetant des cascades étincelantes de lumière sur la glace épaisse qui recouvrait l’eau. Son père aurait adoré un jour comme celui-ci. 
Sa gorge se noua et l’air de la maison lui parut soudain difficile à respirer. Elle décida d’aller faire une promenade. Le thermomètre indiquait moins quinze degrés et elle mit plusieurs couches de vêtements. Elle sentit le froid quand même en sortant de la maison, mais elle n’eut pas à marcher longtemps avant que son allure soutenue l’ait réchauffée. 
Un calme libérateur régnait autour d’elle. Personne d’autre n’était de sortie. Le seul bruit qu’elle percevait était sa propre respiration. Le contraste avec les mois d’été était frappant. Alors, la localité était en ébullition et Erica préférait rester à l’écart de Fjällbacka. Même si elle savait très bien que la survie du village dépendait du tourisme, elle n’arrivait pas à se défaire du sentiment que, chaque été, ils étaient envahis par un nuage de sauterelles géant. Un monstre à plusieurs têtes qui lentement, année après année, engloutissait le vieux port de pêche en achetant les maisons au bord de l’eau pour en faire un village fantôme neuf mois sur douze. 
La pêche avait été le gagne-pain de Fjällbacka pendant des siècles. Le milieu austère et la lutte perpétuelle pour survivre, où tout dépendait de l’afflux de harengs, avaient façonné un peuple rude et fort. Depuis que Fjällbacka était devenu pittoresque et avait commencé à attirer les touristes aux portefeuilles débordants, alors que la pêche perdait de son importance comme source de revenus, Erica avait l’impression de voir la nuque des autochtones se courber de plus en plus. Les jeunes partaient ailleurs et les vieux rêvaient des temps révolus. Elle-même faisait partie de ceux qui avaient choisi de partir. 
Elle força encore le pas et tourna à gauche vers le raidillon de l’école de Håkenbacken. Quand Erica approcha du sommet, elle entendit Eilert Berg crier quelque chose qu’elle n’arriva pas vraiment à déchiffrer. Il agitait les bras et vint vers elle. 
— Elle est morte. 
Eilert respirait vite, par petits coups brefs et un vilain bruit piaillant montait de sa poitrine. 
— Du calme, Eilert, qu’est-ce qu’il se passe ? 
— Elle est morte, à l’intérieur. 
Il indiquait la grande maison bleu ciel en bois au bout de la montée tout en implorant Erica des yeux. 
Il lui fallut un moment pour enregistrer ce qu’il disait, mais une fois que les mots eurent fait leur chemin, elle poussa la grille rebelle et avança péniblement dans la neige jusqu’à la porte d’entrée. Eilert ne l’avait pas refermée et Erica entra prudemment, peu sûre de ce qu’elle allait voir. Pour une raison ou une autre, elle n’eut pas l’idée de demander. 
Eilert la suivit silencieusement et indiqua sans un mot la salle de bains du rez-de-chaussée. Erica ne se pressa pas, elle se retourna et interrogea Eilert du regard. Il était pâle et sa voix fut frêle quand il dit : 
— Là-dedans. 
Erica n’était pas entrée dans cette maison depuis une éternité, mais elle l’avait bien connue autrefois et elle savait où se trouvait la salle de bains. L’air froid la fit frissonner, malgré ses vêtements chauds. Elle poussa lentement la porte de la salle de bains qui s’ouvrait vers l’intérieur et entra. 
Elle n’aurait su dire à quoi elle s’était attendue compte tenu des informations succinctes d’Eilert, mais rien ne l’avait préparée au sang. La salle de bains était entièrement carrelée de blanc et l’effet du sang dans la baignoire et tout autour fut d’autant plus grand. Une brève seconde elle trouva le contraste beau, avant de réaliser que c’était un être humain réel qui se trouvait dans la baignoire. 
Malgré les teintes blanc et bleu peu naturelles du corps, Erica la reconnut immédiatement. C’était Alexandra Wijkner, Carlgren de son nom de jeune fille, la fille de la famille propriétaire de la maison dans laquelle Erica venait d’entrer. Tout au long de leur enfance, elles avaient été les meilleures copines, mais cela semblait une autre vie maintenant. La femme dans la baignoire lui apparaissait comme une étrangère. 
Les yeux du cadavre étaient fermés, acte charitable, mais les lèvres scintillaient d’un bleu vif. Une fine croûte de glace couvrait le torse et dissimulait entièrement le bas du corps. Le bras droit, mou et strié de sang, pendait sur le bord de la baignoire et les doigts trempaient dans la flaque de sang coagulé par terre. Une lame de rasoir était posée sur le bord de la baignoire. L’autre bras était visible seulement au-dessus du coude, le reste étant caché sous la croûte de glace. Les genoux aussi émergeaient de la surface gelée. Les longs cheveux blonds d’Alex étaient répandus tel un éventail à la tête de la baignoire, mais ils avaient l’air friable et gelé. 
Erica la regarda longuement. Elle frissonna, autant à cause du froid que de la solitude émanant de cette scène macabre. Elle recula lentement hors de la salle de bains. 

Ensuite, tout s’était passé comme dans un brouillard. Elle avait appelé le médecin de garde sur son portable et attendu avec Eilert que le médecin et l’ambulance arrivent. Elle se rendit compte qu’elle était en état de choc, elle reconnaissait les signes pour les avoir ressentis quand on l’avait avertie pour ses parents, et elle se versa un grand cognac dès qu’elle fut de retour chez elle. Peut-être pas exactement ce que le docteur aurait prescrit, mais au moins ses mains arrêtèrent de trembler. 
Voir Alex l’avait replongée dans son enfance. Leur belle amitié remontait à plus de vingt-cinq ans, mais bien que beaucoup de gens aient défilé dans sa vie entre-temps, Alex était toujours proche de son cœur. A l’époque, elles étaient enfants. Adultes, elles avaient été des étrangères l’une pour l’autre. Pourtant Erica avait du mal à se faire à l’idée qu’Alex se soit suicidée, ce qui était pourtant l’interprétation évidente de ce qu’elle avait vu. L’Alexandra qu’elle avait connue était une personne vivante et sereine. Une belle femme, sûre d’elle et dotée d’un rayonnement qui faisait se retourner les gens sur son passage. D’après ce qu’Erica avait entendu, et comme elle s’y était attendue, la vie avait été douce pour Alex. Elle tenait une galerie d’art à Göteborg, elle était mariée à un bel homme à qui tout réussissait et elle habitait sur la presqu’île de Särö une maison qui avait tout d’un manoir. Pourtant, manifestement, tout n’avait pas dû être parfait. 
Elle sentit qu’elle avait besoin de se changer les idées et composa le numéro de sa sœur. 
— Tu dormais ? 
— C’est une blague ? Adrian m’a réveillée à trois heures ce matin et quand il a fini par s’endormir vers six heures, c’est Emma qui s’est réveillée et qui voulait jouer. 
— Et Lucas, il ne pouvait pas se lever pour une fois ? 
Silence glacial à l’autre bout du fil et Erica se mordit la langue. 
— Il a une réunion importante aujourd’hui et il faut qu’il soit en forme. La situation à son boulot est assez perturbée en ce moment, la boîte se trouve à un stade stratégique vraiment critique. 
La voix d’Anna grimpait et Erica y discerna une note d’hystérie. Lucas avait toujours une bonne excuse et Anna venait probablement de le citer mot pour mot. Quand ce n’était pas une réunion importante, c’était le stress dû à toutes les décisions fondamentales qu’il devait prendre, ou ses nerfs qui lâchaient parce que la tension était éprouvante pour un homme d’affaires aussi performant que lui. Toute la responsabilité des enfants incombait ainsi à Anna. Mère d’une fille exubérante de trois ans et d’un bébé de quatre mois, Anna paraissait dix ans de plus que ses trente quand elles s’étaient vues à l’enterrement de leurs parents. 
— Honey, don’t touch that. 
— Sérieusement, tu ne trouves pas que tu devrais commencer à parler suédois avec Emma ? 
— Lucas est d’avis qu’on doit parler anglais à la maison. Il dit que, de toute façon, on sera de retour à Londres avant qu’elle commence l’école. 
Erica en avait marre d’entendre les : “Lucas est d’avis que, Lucas dit que, Lucas estime que…". Pour elle, son beau-frère était l’exemple type d’un enfoiré de première. 
Anna avait rencontré le courtier Lucas Maxwell, de dix ans son aîné, quand elle était fille au pair à Londres et elle avait immédiatement succombé à la cour en règle qu’il lui avait faite. Elle avait abandonné tous ses projets d’entrer à l’université et avait consacré sa vie à être la parfaite épouse de représentation. Le problème était que Lucas n’était jamais satisfait, et Anna, qui pourtant agissait selon son humeur depuis qu’elle était enfant, avait totalement effacé sa propre personnalité au fil des années passées avec Lucas. Jusqu’à l’arrivée des enfants, Erica avait encore espéré qu’elle retrouverait son bon sens, quitterait Lucas et commencerait à vivre sa propre vie, mais une fois qu’Emma, puis Adrian étaient nés, elle avait été obligée d’admettre que ce beau-frère était malheureusement destiné à rester. 
— D’accord, oublions Lucas et sa conception de l’éducation des enfants. Et ces petits chéris à leur tata, qu’est-ce qu’ils ont fait comme catastrophe depuis la dernière fois ? 
— Oh, rien de bien différent, tu sais… Emma a eu une crise de folie hier et a eu le temps de découper des vêtements qui valaient une petite fortune avant que je m’en aperçoive, et Adrian a passé trois jours à vomir ou pleurer sans arrêt. 
— J’ai l’impression que tu aurais besoin d’un petit changement d’air. Tu ne pourrais pas laisser les enfants et venir ici une semaine ? J’aimerais qu’on voie deux ou trois trucs ensemble. Il faudrait qu’on trie tous leurs papiers et ces choses-là. 
— Oui, c’est vrai, avec Lucas on s’est dit qu’il faudrait aborder ça avec toi. 
Comme toujours quand elle était obligée de se lancer dans quelque chose de désagréable, la voix d’Anna se mit à trembler. Erica fut instantanément sur ses gardes. Ce “on” n’augurait rien de bon. Dès que Lucas était de la partie, c’était en général à son avantage et au détriment de tous les autres protagonistes. Erica attendit qu’Anna poursuive. 
— Lucas et moi, on pense retourner à Londres dès qu’il aura établi plus solidement la filiale suédoise et on n’a pas exactement envie de nous encombrer d’une maison ici. Toi non plus, tu n’as pas vraiment intérêt à garder une grande maison à la campagne, je veux dire, tu n’as pas de famille, ni… 
Le silence fut compact. 
— Qu’est-ce que tu essaies de me dire ?
Erica tortilla une mèche de ses cheveux bouclés autour de l’index, une habitude qu’elle avait depuis son enfance quand elle se sentait nerveuse. 
— Eh bien… Lucas trouve qu’on devrait vendre la maison. On n’a pas les moyens de continuer à l’entretenir. En plus, on voudrait acheter une maison à Kensington à notre retour et même si Lucas gagne correctement sa vie, l’argent de la vente ferait toute la différence. Je veux dire, des maisons sur la côte ouest avec cette situation se vendent à plusieurs millions. Les Allemands sont tous à la recherche d’air marin et d’une vue sur la mer. 
Anna poursuivit son argumentation, mais Erica en avait assez entendu et raccrocha doucement au milieu d’une phrase. Elle qui avait pensé se changer les idées, elle était servie. 
Elle avait toujours été plus une mère qu’une grande sœur pour Anna. Depuis qu’elles étaient gamines, elle l’avait protégée et surveillée. Anna avait été une véritable enfant de la nature, un feu follet agissant selon ses impulsions sans réfléchir aux conséquences. Un bon nombre de fois, Erica avait dû la sortir de situations délicates. Cette spontanéité et cette joie de vivre, Lucas les avait détruites chez sa sœur. Et c’était surtout cela qu’Erica ne pourrait jamais lui pardonner. 

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trad. Lena Grumbach, Marc de Gouvernain
05/05/2008 381 pages 21,30 €
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