#Polar

Toi

Zoran Drvenkar

Zoran Drvenkar est né en Croatie en 1967. Alors qu'il n'a que trois ans, ses parents déménagent à Berlin. Il commence à écrire en 1989, notamment des ouvrages pour enfants et adolescents qui ont été récompensés par de nombreux prix littéraires en Allemagne, mais aussi des recueils de poèmes, des pièces de théâtre et des scénarios. Après Sony, Toi est son deuxième livre publié en France chez Sonatine éditions.

Par Zoran Drvenkar
Chez Sonatine

0 Réactions |

Editeur

Sonatine

Genre

Policiers

Le Voyageur



Nous avons beau aspirer à la lumière, nous avons besoin de l'ombre. Le désir qui nous fait recher­cher l'harmonie nous pousse aussi, dans un obscur recoin de notre cœur, vers le chaos. Un chaos tout relatif, nous ne sommes pas des barbares. Pourtant, c'est bien ce que nous devenons dès que notre monde déraille. Le chaos est toujours à l'affût.
Jamais les pensées n'ont eu un impact aussi rapide. Les his­toires ne se transmettent plus oralement, elles nous arrivent en kilo-octets à une vitesse vertigineuse, impossible désormais de détourner les yeux. Et quand l'excès se fait sentir, nous réagis­sons comme les barbares : nous transformons le chaos en mythe.
Un de ces mythes est né il y a quatorze ans, en hiver, sur l'autoroute A4 entre Bad Hersfeld et Eisenach. Nous ne donne­rons pas la date exacte, chacun peut se documenter s'il le souhaite. D'ailleurs, les mythes ne se soucient guère des dates, ils sont intemporels, ils sont l'ici et maintenant. Retournons donc dans le passé pour le transformer en présent.
Nous sommes en novembre. Nous sommes en 1995. Nous sommes en pleine nuit.
Depuis une heure déjà, le bouchon s'étire sur plusieurs kilo­mètres, d'abord sur trois voies, puis sur deux, enfin sur une avant l'arrêt complet. L'autoroute est balayée par la neige. La visibi­lité est réduite à quelques mètres. Les engins de déblaiement se fraient péniblement un chemin sur les départementales en direction de l'embouteillage et restent eux-mêmes bloqués. Le ciel se déchaîne. Les phares des voitures ressemblent à des lumières sous-marines. Ce n'est pas une nuit à rester dehors. Personne ne s'attendait à ce brusque changement de temps.
Les gens sont coincés dans leurs voitures. Au début, ils laissent tourner le moteur, cherchent avec espoir une fréquence radio qui leur annonce la reprise prochaine de la circulation. Sans succès. Il est une heure du matin, il n'y a aucune sortie d'autoroute dans les environs et, s'il y en avait, elle serait impraticable. Paralysie. Les phares s'éteignent les uns après les autres, les moteurs se taisent, on n'entend plus que la tempête de neige. On enfile des manteaux, on recule les sièges. À intervalles irréguliers, les moteurs reprennent, le chauffage fonctionne pendant quelques minutes avant que le contact ne soit de nouveau coupé.
Tu es là, dans cette multitude. Tu es seul et tu attends. Ton GPS t'indique que tu es à une heure et cinquante-sept minutes de chez toi. Tu es abasourdi par ce qui t'arrive. Par ce qui arrive ici, dans ce pays, à tous ces gens. Un banal embouteillage en rentrant du travail.
Tu es l'un des rares à laisser tourner le moteur sans inter­ruption. Pas parce que tu as froid. Tu le sais : dès que le silence tombera alentour, la résignation s'installera, or, tu n'es pas du genre à te résigner de ton plein gré. Même le GPS, tu le gardes allumé. Tu contemples l'écran, peut-être espères-tu que la distance qui te sépare de ta destination se réduira comme par miracle. Et plus tu regardes l'écran, plus tu te demandes comment tout cela a pu se produire.
Cette nuit-là, il y a 1178 personnes qui se posent la même question. Assises sur des sièges inconfortables, elles maudis­sent la décision qu'elles ont prise de partir aussi tard. Puis elles finissent par s'accommoder de la situation. Pas toi. Tu laisses le moteur en marche pendant deux heures et demie avant de le couper et de te retrouver dans le silence. Tu fonctionnes sur ta réserve d'essence. Le GPS s'éteint. Ni lumière, ni radio. Fin. Toutes les deux minutes, tu mets les essuie-glaces pour chasser la neige. Tu veux voir ce qui se passe dehors.
Tu aperçois ainsi le premier engin qui déblaie la neige sur la voie opposée. On dirait une créature fatiguée, qui traîne à grand-peine le monde entier derrière elle. Sur le bas-côté, la neige projette des vagues qui se figent instantanément. S'ils dégagent l'autre voie, c'est qu'ils doivent déjà travailler sur la nôtre, penses-tu en suivant la déblayeuse du regard dans le rétroviseur extérieur jusqu'à ce que seule la lueur des phares arrière soit encore visible. Alors seulement tu fermes les yeux et respires profondément.
Il y a des années, ta sœur t'a offert un cours de yoga dont tu as retenu quelques exercices. Tu rentres en toi-même et tu médites. Tu deviens une partie du silence et, en quelques minutes, tu t'endors. Une heure plus tard, tes fenêtres sont blanches de neige, et une lumière blême emplit la voiture comme si tu étais assis à l'intérieur d'un œuf. Le froid t'a enve­loppé et te donne la migraine. Les essuie-glaces ne bougent plus. Tu te frottes les yeux et décides de sortir. Tu veux dégager le pare-brise et vérifier s'il n'y aurait pas un véhicule de déblaie­ment au loin.
La déception est aussi mordante que le froid. Tu es debout à côté de ta voiture. Devant toi, derrière toi: l'obscurité. J'en fais partie, penses-tu, et tu attends et tu espères qu'une lueur va surgir quand, soudain, tu éclates de rire. Seul, je suis complè­tement seul. Il n'y a que le vent pour te tenir compagnie. Le vent, la neige et le calme désespoir qui émane des véhicules bloqués. Le rire est douloureux. Bouge, autrement tu vas geler.
Tu prends ton manteau sur le siège arrière et tu l'enfiles. Des aiguilles de glace te piquent, des flocons de neige se pressent contre tes lèvres. Tu mets des gants, tu respires à fond et tu te sens étonnamment entier. Comme si toute ton existence avait tendu vers ce moment unique - toi, descendant de voiture, toi, te retournant, sentant la neige tomber, souriant. D'un bon sourire, moins douloureux que le rire.
Un camion passe laborieusement sur la voie opposée et fait un appel de phares comme pour te saluer. Quelques secondes plus tard, le souffle d'air qu'il engendre sur son passage t'at­teint de plein fouet. Tu ne rentres pas la tête dans les épaules, tu sens l'humidité sur ton visage, tu vacilles légèrement et tu te demandes pourquoi tu n'arrives pas à te débarrasser de ce maudit sourire. Le camion disparaît, tu es toujours là à contem­pler devant toi l'interminable file de véhicules qui se fond dans la tempête de neige. Ton hésitation est de courte durée, tu te détournes et contemples l'obscurité qui se trouve derrière toi. Dix-neuf ans, penses-tu, ça fait dix-neuf ans que je n'avais pas éprouvé cela. Comment a-t-il pu s'écouler autant de temps ? Tu décides de ne pas attendre encore dix-neuf ans avant de pour­suivre ta quête.
Je suis ici. Et ici, c'est maintenant.
Comme il est impossible d'avancer, tu prends le parti de revenir sur tes pas.
Au cours des mois qui suivirent, les événements de cette nuit-là suscitèrent d'innombrables théories. Était-ce une querelle ? La drogue, la vengeance, la folie ? Certains incrimi­naient la lune, d'autres citaient la Bible - mais, en l'occurrence, la lune était demeurée invisible et, s'il y avait un dieu, il avait regardé ailleurs. Les conjectures proliféraient, chacun avait sa théorie et voilà comment on en vint à créer le mythe.
Au début, tous se rejoignaient sur l'idée qu'il devait y avoir eu plusieurs personnes. Cela ne pouvait pas être l'œuvre d'un individu isolé. Mais, avec le temps, on privilégia l'hypothèse du coupable unique, et c'est ainsi que naquit le Voyageur.
D'aucuns pensaient qu'il ne se serait jamais arrêté si la neige n'avait cessé. D'autres soupçonnaient l'existence d'un système.

Pour beaucoup, il était évident que le Voyageur aurait fini par se lasser.
Encore et toujours des conjectures.
Tu t'approches de la voiture garée derrière la tienne, tu entres et tu t'assieds à l'avant, sur le siège du passager. Le vent a recou­vert les vitres de neige, elles sont embuées de l'intérieur. Tu n'as pas besoin de voir. Tu sais ce que tu fais. Tu repars au bout de trois minutes.
Tu quittes la deuxième voiture après quatre minutes.
Tu sautes la troisième et la quatrième voiture parce qu'elles abritent plusieurs personnes. Comment peux-tu savoir si le conducteur est seul dans son véhicule ? L'instinct ou la chance. Dans la troisième voiture, il y a deux hommes endormis, dans la quatrième, une famille avec un chien. Seul le chien est réveillé, il te voit passer devant la fenêtre, telle une ombre. Il commence à gémir et urine sur le siège.
C'est dans la voiture numéro 10 que survient le premier problème.
Au volant est assise une femme tout emmitouflée. Elle n'arrive pas à dormir à cause du froid et elle est trop radine pour rallumer le moteur ne serait-ce qu'une minute. Elle a enfilé trois pull-overs et s'est couverte de son manteau. L'intérieur des vitres est humide, les gouttes de condensation ont gelé. La femme a le visage douloureux. Ses mains sont des griffes. Elle regrette de ne pas avoir de médicaments sur elle. Un ou deux comprimés de somnifère auraient rendu la situation plus supportable.
La femme prend peur en voyant s'ouvrir la portière. Elle croit d'abord qu'il s'agit des secouristes qui apportent des couvertures et une Thermos de thé. Elle s'apprête à se plaindre, l'attente a été si longue.
« Du calme », dis-tu en refermant la portière derrière toi.
Tu humes son corps, le déodorant dont les effets s'atténuent. Tu humes la fatigue et la frustration, aigres, froides, humides.

La femme veut savoir qui tu es, elle t'interroge, la bouche sèche, les yeux écarquillés. Esquisse un mouvement de recul. Sous ta main, son cou est rêche. L'éclairage de l'habitacle s'éteint. Tu plaques la femme contre la portière, de tout ton poids - le bras gauche tendu, comme pour la maintenir à distance. Tu ne la quittes pas des yeux, tu sens ses coups sur ton bras, sur ton épaule, et tu observes la transformation de ses mains. Les griffes voltigent, tels des oiseaux affolés. Elle halète, elle a des haut-le-cœur, puis sa main droite trouve la clé de contact et allume le moteur. Tu ne t'y attendais pas. Dans la voiture numéro 6, le conducteur a essayé de passer sur le siège arrière. Dans la numéro 8, il s'est cogné le crâne contre la vitre à plusieurs reprises pour attirer l'attention. Personne n'a tenté de démarrer la voiture.
La femme écrase la pédale d'accélérateur, le frein à main est mis. Le moteur vrombit, rien de plus. La femme appuie sur le klaxon. La voiture émet un bêlement pitoyable. De ton poing droit, tu frappes la femme en pleine figure. Encore et encore. Sa mâchoire se brise, son visage glisse vers la gauche, elle s'affaisse. Tu laisses retomber ton poing, mais tu gardes l'autre main sur son cou. Tu sens les os se déplacer sous la force de la pression. Tu sens la vie s'échapper. Tu lâches la femme et coupes le moteur. Cela n'a même pas duré quatre minutes.
Le Voyageur poursuit sa route.
Dans la voiture numéro 17 t'attend un vieil homme. Il a gardé sa ceinture de sécurité, il est assis très droit comme si la circula­tion allait reprendre d'un instant à l'autre. La radio diffuse de la musique classique.
« Je m'impatientais », dit-il.
Tu refermes la portière derrière toi, le vieil homme continue :
« Je vous ai vu. Un camion est passé. Ses phares ont éclairé l'intérieur de la voiture devant. Je vous ai vu à travers la neige. Et maintenant, vous voilà. Je n'ai pas peur.

- Merci », réponds-tu.
Le vieil homme détache sa ceinture. Il ferme les yeux et laisse retomber sa tête sur le volant, comme s'il voulait dormir. Sa nuque apparaît. Tu remarques une chaîne en or qui traverse la peau tendue, tel un fil mince. Tu places tes mains autour de la tête du vieil homme. Une secousse, un craquement brutal, le vieil homme émet un soupir. Tu gardes un instant les mains sur son crâne, comme pour recueillir les pensées qui s'enfuient. C'est un moment de calme parfait.
Le lendemain, aux informations, on parla d'une organisation criminelle. La Kripo1 s'efforça d'établir un lien entre les vingt-six victimes. Les familles pleurèrent, on mit les drapeaux en berne. On parla de terroristes et de mafia russe. On pensa à un culte, on déroula la thématique des sectes. Seul le lobby des armes à feu resta en dehors parce que aucune arme n'avait été utilisée. Discours et conjectures se multiplièrent, mais personne n'employa le terme «meurtre de masse». Jusqu'à ce gros titre tendancieux d'un journal à sensation :
Meurtre de masse sur la A4.
Ce fut un hiver bien sombre pour l'Allemagne.
Les interrogations continuèrent. Qu'est-ce qui avait bien pu pousser le Voyageur à se dire en sortant de la vingt-sixième voiture : ça suffit comme ça ? S'était-il vraiment dit ça ? Entendit-il une voix, fut-il apostrophé par des démons ou bien en eut-il assez ? En tout cas, la tempête de neige n'y fut pour rien car elle dura jusqu'à l'aube. En réalité, la vérité n'est pas compliquée, elle est même relativement simple.
Tu sors de la vingt-sixième voiture sans penser à rien. Il y a le vent, il y a le froid, tu te sens en sécurité et tu t'apprêtes à continuer quand tu aperçois une lueur à l'horizon. Peut-être la tempête de neige reflète-t-elle une lumière lointaine. Quoi qu'il en soit, tu rebrousses chemin. Tu suis tes traces qui se sont effacées depuis longtemps, tu les rouvres comme une vieille blessure. Arrivé à ta voiture, tu dégages le pare-brise et tu t'as­sois au volant. Tu respires à fond, tu poses pouce et index sur la clé de contact et tu attends. Tu attends le moment opportun. Lorsque tu allumes le moteur, les voitures situées devant toi se réveillent, et les phares d'une centaine de véhicules éclairent l'autoroute enneigée d'une pâle lumière qui évoque celle des lampes de poche sous les couvertures. La circulation reprend au bout de quatre heures exactement parce que le Voyageur a attendu le bon moment.
Tu démarres, tu es très satisfait. La douleur, les élancements dans les mains n'ont aucune importance. Plus tard, tu décou­vriras que tu as deux doigts cassés à la main droite et que, malgré les gants, tes jointures sont enflées et ensanglantées. Tu as mal aux épaules après la position inconfortable que tu as dû adopter dans les voitures, mais ça ne compte pas, car il y a cette satisfac­tion indescriptible. Et aussi un goût sucré dans la bouche, que tu ne t'expliques pas. Ce goût déclenche un souvenir, un souvenir vieux de dix-neuf ans. Glorieux, éblouissant, doux. Tu sais ce que ça signifie. Tu croyais la quête terminée, mais elle n'a fait que marquer une pause. C'est le début d'une ère nouvelle. Ou, si l'on veut, le début de la fin de la civilisation telle que tu la connais.
Après coup, c'est cette idée qui te plaît le plus.
Pas de début sans fin. Un homme sort de sa voiture, un homme regagne sa voiture, et la circulation devant lui reprend lentement. Le Voyageur poursuit sa route.

Commenter ce livre

 

trad. Corinna Gepner
08/11/2012 576 pages 22,00 €
Scannez le code barre 9782355841668
9782355841668
© Notice établie par ORB
plus d'informations