Introduction
L’objectif de cet ouvrage est de décrire, analyser et comprendre des décisions étranges : celles où leurs auteurs agissent avec constance et de façon intensive contre le but qu’ils se sont fixé. Il s’agit d’une catégorie particulière d’erreurs : les erreurs radicales persistantes.
La première impression que donnent ces décisions, c’est leur étrangeté, le mystère qu’elles représentent pour l’entendement humain. Comment des hommes intelligents, en possession de tous leurs moyens, ont-ils pu prendre des décisions qui vont à ce point contre ce qu’ils cherchaient à atteindre, et persévérer dans ce sens ? Devant ces décisions vient spontanément à l’esprit l’idée de phénomène diabolique qu’on trouve dans la locution latine « Errare humanum est, perseverare diabolicum ». Pourquoi les responsables des boosters de la navette Challenger se sont-ils obstinés à conserver des joints défectueux pendant des années, jusqu’à la perte dramatique du véhicule et de ses occupants ? Pourquoi des pilotes de ligne, à cinq milles nautiques de la piste, à court de carburant, décident-ils de repartir en sens inverse ? Pourquoi des pilotes coupent-ils le seul réacteur sain qui leur reste et choisissent-ils de façon répétée de maintenir en vie celui qui ne marche plus ? (Sur plus d’une trentaine d’accidents d’avion de ligne dont j’ai pris connaissance dans le détail, il s’agit des deux qui m’ont plongé dans un sentiment d’étrangeté, de processus diabolique.) Pourquoi des managers qui doivent créer une université d’entreprise pour un public interne sur un contenu interne établissent-ils à la place un organisme de formation pour un public externe sur un contenu standard ? Pourquoi des copropriétaires, cherchant à s’opposer aux cambriolages de leur résidence, persistent-ils à ne fermer qu’un seul des deux accès ou maintiennent-ils à l’envers le sas de sortie de leur parking ? Pourquoi des cadres d’entreprise, de façon généralisée et répétée, présentent-ils en réunion des transparents illisibles ? Pourquoi deux pétroliers, qui n’ont aucune raison de se diriger l’un vers l’autre, décident-ils de lentement se dérouter pour se heurter ?
Pour quelles raisons étudier de telles décisions ?
Tenter de comprendre ces cas extrêmes revient à vouloir résoudre une énigme du comportement humain et social. C’est la première réponse.
La deuxième réponse est que l’étude de ces cas extrêmes de décision peut révéler, non des processus spécifiques, mais des processus peu visibles dans des décisions « normales » (souvent imparfaites mais non « absurdes »). Par exemple, il est difficile de détecter des erreurs de compréhension dans des décisions simplement médiocres. Les incompréhensions sont partielles et noyées dans le discours des uns et des autres. Si les spécialistes des erreurs cognitives ont dû avoir recours à des tests d’école avec des volontaires pour détecter les biais de raisonnement, c’est qu’ils sont peu détectables dans les décisions courantes. En revanche, l’erreur de compréhension peut apparaître avec beaucoup plus de clarté dans une décision absurde. C’est la même démarche qu’en psychanalyse. Freud a pu, en analysant les cas extrêmes que sont les névroses, mettre le doigt sur l’inconscient. Or l’inconscient existe également chez les non-malades, mais il est beaucoup moins visible et moins distinct. La décision absurde est pour moi l’équivalent d’une éclipse de Soleil. La situation exceptionnelle du Soleil est une occasion d’observer sa couronne, qu’il est impossible de voir autrement.
Extraits
Commenter ce livre