Editeur
Genre
Littérature française
Meurtre dans la rue des Cascades
Je suis l’homme de la rue.
Pour le prince, je suis la plèbe. Pour la vedette, je suis le public. Pour l’intellectuel, je suis le vulgum. Pour l’élu, je suis le commun des mortels.
Ah la belle condescendance des êtres d’exception dès qu’il s’agit de parler de moi ! Leur précision d’entomologiste quand ils évoquent mes goûts et mes mœurs. Leur indulgence pour mes travers si ordinaires. Souvent je leur envie ce talent de ne jamais se reconnaître dans les autres ni les gens. À travers leur bienveillance, je sens combien ma médiocrité les rassure. Que serait l’élite sans sa masse, que serait la marge sans sa norme ?
Suis-je donc si prévisible aux yeux du penseur qui sait tout de mon instinct grégaire, de ma vocation à n’être personne, de mon étonnante attirance pour les heures de pointe ? Suis-je à ce point discipliné que jamais je ne me perds dans le grand labyrinthe du savant ? Suis-je si dépourvu d’amour-propre que je m’accommode du bâton dans l’espoir d’une carotte ? Suis-je si prompt à rire ou pleurer dès qu’un artiste se sent inspiré ? Suis-je si triste et sombre que je m’emploie à désespérer le poète ? Suis-je si lâche que j’attends le hurlement des loups pour y mêler le mien ?
Vous, êtres lumineux, qui osez partir en croisade, prendre les chemins de traverse, parler à l’âme, haranguer les foules, vous qui faites tourner un monde que l’homme de la rue se contente de peupler, savez-vous qu’à force de parler en son nom, de le réduire à une espèce bêlante, de nier son individu, vous l’avez, ô ironie, contraint au bonheur ? Car comment accepter d’être privé d’un destin exceptionnel sinon en étant bêtement heureux, simplement, platement, naturellement heureux ? Heureux comme seul un homme de la rue sait l’être, affranchi du devoir de surprendre, du besoin d’être admiré. Et ce bonheur anonyme, patient, le guérira peut-être de n’avoir pas vécu ce quart d’heure de gloire que le XXe siècle lui promettait.
J’ai menti. Je ne suis pas l’homme de la rue.
Pendant près de cinquante ans, j’ai tout fait pour en devenir un et cacher à ma famille une terrible vérité. Pour eux j’étais cet être ordinaire, époux aimant, père honnête, incapable de mentir ou de garder un secret. Quelle duplicité ! Comment ai-je pu les berner si longtemps ? Dans le sens littéral du terme, je suis un mythe. Un personnage ayant une réalité historique mais transformé par la légende. On a écrit tant de pages sur moi, naguère. J’ai été au centre de toutes les conversations. On m’a cherché à tous les coins de rue. J’en aurais signé, des autographes, si le monde avait su qui j’étais vraiment.
La nuit dernière, la femme que j’ai tant aimée est morte. Plus rien ne me retient de rendre publique mon imposture.
Témoin, des jours entiers, de sa douleur, de son renoncement, de ses colères, j’ai crispé ma main sur la sienne pour absorber un peu de son mal mais, faute de détenir ce pouvoir-là, il m’a fallu attendre, attendre, attendre, inutile, impuissant, jusqu’à cet instant d’apaisement qui nous a surpris tous deux ; sa respiration s’est fait oublier, ses membres n’ont plus lutté, et j’ai vu se dessiner sur ses lèvres un sourire énigmatique, envoûtant, destiné à elle-même : Ça y est, je suis prête. À nouveau complices, nous avons échangé, dans cette langue que tissent les vieux couples, des messages codés, indéchiffrables, où les abréviations, soupirs, points de suspension révèlent souvenirs et anecdotes. Pour la toute dernière fois, elle a joué celle qui connaît si bien son bonhomme, et s’est inquiétée des gestes que j’étais incapable d’accomplir seul — en quarante-sept ans de vie commune ils s’étaient multipliés sans que j’y aie pris garde. Je l’écoutais à peine, prêt à lui voler sa dernière heure, tenté de tout lui révéler de ma seconde vie. Une image m’a retenu à temps, celle de ma bien-aimée me maudissant outre-tombe, grattant les parois de son cercueil pour s’en évader et venir m’arracher les yeux d’avoir tu un secret bien plus fort que notre amour.
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