« Je tiendrais dans une coquille de noix, je m’y croirais au large et le roi d’un empire sans limites… si je n’avais pas de mauvais rêves. »
SHAKESPEARE,
Hamlet, acte II, scène 2
« Je pourrais peut-être atteindre une vérité nouvelle, une vérité proche de l’invention, ou jumelle du mensonge, la vérité idéale. »
Jean-Philippe TOUSSAINT,
La Vérité sur Marie
Depuis quelque temps, je soupçonnais ma patronne de volontairement introduire quelques coquilles dans la copie afin de pouvoir me prendre en faute. J’avais ce jour-là relevé le mot roulure étrangement substitué à celui de coulure. J’avais corrigé ce document la veille et alors que je m’apprêtais à le lui apporter, mes yeux étaient venus buter sur cette coquille, flagrante, posée là, au cœur du texte. Je fus stupéfait à la vue de ce mot qui se détachait nettement du reste. Je n’avais pas pu laisser passer cette erreur grossière lors de ma première lecture.
J’ouvris le tiroir de mon bureau et en sortis un petit calepin noir que j’avais acheté dans le but d’y consigner mes remarques.Je tenais en réalité une sorte d’agenda des coquilles. Cette petite manie m’avait pris sept mois auparavant. J’écrivis : « Aujourd’hui, 24 septembre : roulure / coulure. »
Sous mon message du jour figurait une kyrielle de coquilles : « poire / foire », « coupe / coule », « carcan / cancan », « catin / satin ».
Je tournai rapidement les pages. La première coquille relevée datait du 28 février. J’y avais inscrit les mots « enfoncé / offensé ».Quatre bévues pour un seul mot, c’était beaucoup. L’incongruité de l’erreur m’avait donné alors l’envie de tenir ce journal de bord.
Les mois passant, l’impression lancinante d’être manipulé par Reine s’était mue en quasi-certitude. Depuis ma place, je me mis à fixer ma patronne.
À quel moment pouvait-elle introduire ces erreurs à mon insu ?
Les textes étaient remis à Reine environ trois heures avant que je ne les trouve posés sur ma table. La tâche de collecter la totalité des articles et de les apporter dans le bureau de Reine revenait à Tapoin.
Il me semblait qu’il en tirait un certain orgueil, comme s’il s’arrogeait de la sorte tout le contenu de la revue. Contrairement aux autres journalistes, Tapoin travaillait essentiellement sur place. Il écrivait des papiers – pour la plupart mauvais – et s’occupait de diverses activités, dont celle de recueillir les articles des journalistes travaillant en free-lance, de les tirer sur papier pour finalement venir les apporter à la patronne. Je le voyais alors frapper trois petits coups à la porte et, sans attendre la formule d’usage, pénétrer dans son bureau. Quelques tics l’agitaient, ce qui me laissait à penser qu’il trouvait la patronnedésirable. Comme nous tous d’ailleurs, il faut bien le dire. Il devait marmonner quelques formules attendues. « Voici les copies, Reine. Il y en a cinq aujourd’hui. » Ou alors rien, simplement un petit ricanement tendu.
Extraits
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